Il y avait là un jardin


Le Père Michel Remaud nous propose une belle réflexion sur le sabbat dans son livre Évangile et tradition rabbinique (Bruxelles, Lessius 2003, ch. VIII, pp. 91-94).

Il ne s’agit pas de proposer ici un commentaire ou une clef de lecture d’un passage de l’Evangile, mais plutôt de montrer comment la mise en vis-à-vis de la Tradition juive et du Nouveau Testament peut enrichir l’interprétation de textes connus.

Une tradition attestée dans plusieurs sources rabbiniques détaille, heure par heure, la création de l’homme le sixième jour, la faute, le jugement et l’expulsion du jardin d’Eden (1).

"Le premier jour de Tishri fut créé l’homme (2). A la première heure, il vint à la pensée [de Dieu] ; à la deuxième, [Dieu] prit conseil des anges ; à la troisième, il le pétrit (3); à la quatrième, il le façonna ; à la cinquième, il lui donna sa forme ; à la sixième, il lui insuffla une âme ; à la septième, il le dressa sur ses jambes ; à la huitième, il l’introduisit dans le jardin d’Eden ; à la neuvième, il lui donna le commandement (4); à la dixième [l’homme] transgressa le commandement (5); à la onzième, [Dieu] le jugea ; à la douzième, il le grâcia."

La suite de l’homélie établit une relation entre le pardon accordé au premier homme et celui que doivent implorer ses descendants. Dans l’année liturgique juive, le premier jour du mois de Tishri inaugure en effet une période de pénitence de dix jours, qui trouve sa conclusion dans le pardon accordé lors du Yom Kippour (6).

Une variante attestée dans deux sources poursuit dans une autre perspective, pour souligner que la grâce accordée au premier homme précède immédiatement l’arrivée du sabbat (7). Ce commentaire introduit les premiers mots du psaume 92 : "Cantique, chant pour le jour du sabbat".

"…à la dixième il pécha, à la onzième il fut jugé, à la douzième il fut expulsé. [Dieu] allait prononcer la sentence quand le sabbat fit son entrée […] et se fit son avocat. Il dit devant le Saint, béni soit-il : "Maître des mondes, pendant les six jours de la création, jamais personne n’a été condamné, et c’est avec moi que tu commences ! Est-ce là ma sainteté ? Est-ce là mon repos ?" Et, par égard pour le sabbat, l’homme fut sauvé de la condamnation à la Géhenne. Lorsqu’il vit la force du sabbat, l’homme voulut entonner une hymne en son honneur. Le sabbat lui dit : "C’est à moi que tu chantes une hymne ! Moi et toi, chantons une hymne au Saint, béni soit-il !" C’est pourquoi [il est écrit] : « Il est bon de rendre grâces au Seigneur. » (Ps 92,2)."

La réplique du sabbat ne prend sens que si l’on a présents à l’esprit les deux premiers versets du psaume : "Cantique, chant pour le jour du sabbat. Il est bon de rendre grâces au Seigneur (Ps 92,1-2)." Selon le midrash, l’homme commence par dire : "Cantique, chant pour le jour du sabbat" — c’est-à-dire : cantique à la gloire du sabbat, qui vient de lui sauver la vie. Le sabbat refuse l’honneur que l’homme veut lui rendre et rectifie aussitôt : toi et moi, chantons plutôt une hymne à Dieu : "Il est bon de rendre grâces au Seigneur".

Il est vain de chercher à dater cette aggada. Les sources que l’on vient de citer sont tardives, mais la question de l’âge des traditions, il faut le redire, est à dissocier totalement de celle de la datation des sources qui les rapportent (8). On se limitera donc ici à faire un simple rapprochement, mais qui n’est pas dénué d’intérêt.

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Le récit de la passion de Jésus, dans le quatrième évangile, commence et se termine par la mention d’un jardin (9): "Il y avait là un jardin où il entra avec ses disciples." (Jn 18,1) ; "A l’endroit où Jésus avait été crucifié, il y avait un jardin, et dans ce jardin un tombeau tout neuf où personne n’avait jamais été déposé […] ; c’est là qu’ils déposèrent Jésus." (Jn 19,41-42). La passion de Jésus commence et se termine donc dans le jardin. Peu importe, pour notre sujet, qu’il ne s’agisse pas matériellement du même jardin dans ces deux passages.

Du jardin où il vient d’entrer, Jésus est aussitôt expulsé (18,12-13) pour être jugé et condamné. Le sort qui lui est réservé est donc, à première vue, celui du premier homme. Mais cette analogie ne rend que plus significatives les différences essentielles qui distinguent les deux situations. La première de ces différences est évidemment que Jésus est innocent. Il est inutile de s’arrêter sur ce point, qui est au cœur de la tradition chrétienne : l’innocent a pris sur lui le châtiment qui aurait dû frapper les coupables. Jésus — et c’est la seconde différence — a été effectivement mis à mort, alors que le premier homme avait bénéficié d’une mesure de grâce. Mais le premier Adam avait été à la fois gracié et expulsé, de sorte qu’il avait vécu son premier sabbat hors du jardin d’Eden. Le Talmud (ibid.) cite à ce sujet le psaume 49,13, qu’il interprète ainsi : "L’homme n’a pas passé une nuit dans les honneurs." Jésus, quant à lui, est mis à mort, puis réintroduit dans le jardin avant le sabbat. En Jésus, par conséquent, l’homme réintègre le jardin avant l’arrivée du sabbat. Jésus est à la fois le sabbat, grâce à qui l’homme est sauvé, et celui qui introduit le pécheur pardonné dans ce repos dont l’accès était interdit aux pécheurs (Ps 95,11) et qui demeure pourtant l’objet de l’espérance du croyant (He, 4,8-11).

Avant de clore ce bref chapitre, relevons que l’évangile de Luc contient une leçon analogue, exprimée en des termes différents. Au pécheur qui est crucifié avec lui, Jésus annonce : "Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis (10)." (Lc 23,43), c’est-à-dire dans ce jardin (paradeisos) (11) dont le premier homme avait été expulsé le sixième jour, et que le pécheur grâcié va réintégrer, avec Jésus, avant le sabbat.

Notes

1 Lv R 29,1; Sanh. 38b; ARN A 1; ARN B 1; PRE 11; PR 187b; Mid Ps 92,3. On cite ici d’après la version de Lévitique Rabba, que l’on peut considérer a priori comme la plus ancienne de ces sources. Il n’est pas utile de rapporter ici toutes les variantes.

2 Ce passage est tiré d’une homélie pour le premier jour du mois de tishri. L’homélie porte sur Lv 23,24: «Le septième mois, le premier du mois».

3 Variante: «il rassembla la poussière.»

4 PR précise: «Il lui ordonna: tu mangeras de ceci et tu ne mangeras pas de cela.»

5 Un autre passage de PR (167a) fait remarquer que, si Dieu n’avait pas fait preuve de miséricorde, l’homme n’aurait pas tenu «même une heure».

6 Sur ce sujet, on peut se reporter à l’article «Roch Ha-Chanah» dans le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme (Paris, Cerf/Robert Laffont 1993, 1996), ou aux Ephémérides de l’année juive (Paris, C.L.K.H. 1986), vol. 1, pp. 7-36).

7 PR 187b; Mid Ps 92,3. On cite ici la version du Midrash sur les Psaumes. Celle de la Pesiqta Rabbati n’en présente qu’un résumé qui ne permet pas de saisir l’argumentation midrashique.

8 La première partie du Midrash sur les Psaumes, d’où est tiré le texte qu’on vint de citer, peut contenir des restes de «collections fort anciennes», selon H.L. STRACK et G. STEMBERGER, op. cit. p. 368. La collection elle-même n’a pris sa forme définitive qu’au XIIIème siècle. On peut faire des remarques analogues à propos de la Pesiqta Rabbati (ibid., pp. 342-345.

9 Dans son commentaire sur le quatrième évangile, R. Brown (The Gospel according to John., vol. II, p. 806) fait remarquer à juste titre que Jean désigne le jardin par le mot kèpos et non par celui de paradeisos, par lequel la Septante a traduit le jardin (gan) de Gn 2. L’examen des passages de la Septante où se trouve le mot kèpos montre pourtant que la distinction entre ce terme et celui de paradeisos n’est pas si simple. C’est le mot kèpos qui est employé, par exemple, dans le Cantique des cantiques pour désigner le jardin, en particulier en 4,12-16 et 6,11; rien ne permet de penser qu’il s’agirait ici d’un jardin potager où pousseraient aussi des fleurs et quelques arbres, selon la définition que donne R. Brown du kèpos de Jn. En Si 24,30-31, les termes de paradeisos et de kèpos sont employés comme synonymes. En Ez 36,35, le grec kèpos traduit l’hébreu gan, jardin, dans l’expression gan eden.

10 Signalons à ce propos une curieuse interprétation d’un verset biblique par la tradition juive, et que l’on peut rapprocher de ce verset de Luc. En 1 S 28,19, Samuel (que la nécromancienne a évoqué) dit à Saül: «Demain, toi et tes fils, vous serez avec moi», ce qui annonce évidemment la mort prochaine de Saül et de ses fils. Le Talmud (Ber. 12b), y voit l’affirmation que Saül s'est repenti avant sa mort, que ses fautes lui ont été pardonnées, et qu’il a pu partager dès sa mort le sort de Samuel. Vraisemblablement, ce commentaire se réfère aussi, indirectement, à la phrase: «Samuel ne revit plus Saül jusqu’au jour de sa mort.» (1 S 15,35), interprétée comme l’affirmation qu’ils se sont revus ce jour-là. On trouve en effet une exégèse analogue à propos d'Is 22,14 («Ce péché ne vous sera pas pardonné avant votre mort »). La tradition juive déduit de ce verset que la mort possède un caractère expiatoire et que l’homme qui meurt se trouve par là même purifié de ses péchés. Cf A cause des pères, p. 184 et note 16.

11 C’est le terme par lequel la Septante traduit le Jardin d’Éden de Gn 2,8. La note de la T.O.B. paraît donc bien timide lorsqu’elle explique à propos de ce terme employé en Lc 23,43: «Le paradis est pour certains Juifs du temps, le lieu où les justes défunts attendent la résurrection (on trouve l’idée, sinon le mot, en Lc 16,22-31).»

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