Qehilla, Eglise et peuple juif


Le Père David Neuhaus a écrit un article sur l'identité et la vocation de la communauté catholique hébréophone en Israël pour la revue juive messianique "Mishkan". Cet article a été retravaillé pour la revue "Proche Orient chrétien" et publié en français dans le tome 56 de cette revue, fasc. 1-2 (2006), 53-65.

 

Qehilla, Eglise et peuple juif


David Neuhaus SJ

En 2005, les communautés d’expression hébraïque, au sein du Patriarcat latin de Jérusalem, ont célébré les cinquante ans de leur existence. Qui sont ces catholiques ? Le 14 août 2003, le pape Jean-Paul II avait nommé un nouvel évêque auxiliaire du patriarche latin de Jérusalem, S.B. Michel Sabbah, en la personne du R.P. Jean-Baptiste Gourion, lui assignant en même temps le siège épiscopal titulaire de Lydda (1). Le nouvel évêque, malheureusement décédé le 23 juin 2005, était moine bénédictin de la Congrégation olivétaine et abbé du Monastère Sainte-Marie de la Résurrection à Abou Gosh, près de Jérusalem ; avec sa nomination il avait reçu une tâche précise : la charge pastorale des catholiques d’expression hébraïque présents dans les territoires du patriarcat latin. Après sa mort, le Custode de Terre Sainte, le Père Pierbattista Pizzaballa, o.f.m., a reçu la charge de vicaire patriarcal pour les communautés d’expression hébraïque. Cet article se propose de décrire l’identité et la vision des catholiques d’expression hébraïque en Terre Sainte.

1. – QU’EST-CE  QUE  LA  QEHILLA ?

Les catholiques d’expression hébraïque en Israël se rassemblent dans la qehilla, terme qui signifie “communauté”, établie au sein du Patriarcat latin de Jérusalem en 1955. Elle est officiellement connue sous le nom de “L’Œuvre de Saint Jacques l’Apôtre”. Sont membres de la qehilla :

1.         des chrétiens catholiques d’origine juive ou non juive,
2.         qui sont israéliens ou résidents en Israël et vivent dans le milieu israélien,
3.         prient et donnent expression à leur foi dans la langue hébraïque,
4.         ont une profonde estime pour les racines juives de leur foi et de leur pratique,
5.         et cherchent à comprendre les relations entre le judaïsme contemporain (dans toute sa diversité) et la foi chrétienne aujourd’hui.

Bien que nous parlions de qehilla au singulier, il y a quatre communautés, établies dans les quatre villes principales d’Israël : Jérusalem, Tel Aviv-Jaffa, Haïfa, Beersheba ; celle de Beersheba est la seule à former une paroisse dans le plein sens du terme. Le nombre des membres est relativement réduit aujourd’hui – environ 200 à 400 au total. Alors que la première génération était marquée par de personnes parlant français, d’origine juive ou non (2) – parmi lesquels de religieux et religieuses –, parmi les nouveaux membres qui ont rejoint la qehilla depuis lors, il y a un certain nombre de juifs israéliens (baptisés en Israël) ou immigrés venus en particulier de la Russie. En 1990, S.B. Michel Sabbah, patriarche latin de Jérusalem, a nommé un vicaire épiscopal pour ces communautés en la personne du R.P. Jean-Baptiste Gourion. Il est intéressant de noter que dans le passé il y avait au service des communautés davantage de prêtres d’origine juive. Parmi eux, il y avait le carme Daniel Rufeisen, les dominicains Bruno Hussar et Gabriel Grossman, l’assomptionniste Jean Roger et Joseph Stiassny des père de Sion, par exemple.

La qehilla n’est ni une organisation missionnaire ni un centre de dialogue judéo-chrétien. Elle est plutôt une communauté de croyants qui se réunit dans la prière et dans l’amour fraternel, comme les autres communautés chrétiennes à travers le monde. Elle ne possède pas un ensemble de principes théologiques, philosophiques ou idéologiques sur lesquels tous les membres se seraient mis d’accord, en dehors de la foi en ce Dieu qui nous a tant aimés qu’il a envoyé son Fils, Jésus Christ,  dans le monde. Comme toutes les communautés chrétiennes, la qehilla s’efforce de vivre conformément aux enseignements du Christ au sein de l’Église catholique. Puisqu’une pensée unique ne motive pas le rassemblement en tant que communauté, il existe dans la qehilla une grande diversité de vues sur tous les sujets.

Quelque chose toutefois distingue la qehilla d’autres communautés, à savoir le contexte unique dans lequel elle vit sa foi, un contexte qui la place au carrefour entre l’Église catholique et le peuple juif. La prière et la vie de communauté menées en hébreu dans un milieu juif en tant que chrétiens catholiques, ainsi que le travail et les relations sociales au sein de la société juive israélienne définissent le périmètre de sa vie et de sa réflexion. Créer, nourrir et soutenir une communauté de prière dans le milieu juif, comme chrétiens d’origine juive ou non juive, est une marque distinctive de la qehilla. Certains membres sont juifs par leur origine, leur histoire, leur culture et leur identité. Quelques-uns de ces croyants vivent leur foi ouvertement et publiquement, d’autres le font dans la discrétion et en privé. Certains, qui ne sont pas juifs, sont devenus citoyens israéliens ou résidents permanents qui ont choisi de vivre là, en lien avec la culture, l’histoire et la tradition juives et hébraïques. Il est donc clair que la qehilla se sent étroitement liée à la vie du peuple juif en Israël. Alors qu’aucune distinction n’est faite entre juif et non-juif dans la vie de la qehilla, une attention spéciale est accordée au milieu juif, dans lequel elle vit, respire et trouve sa raison d’être.

Tout en étant implantée dans la société juive israélienne et en entretenant de multiples relations avec le peuple juif, la qehilla fait aussi partie de l’Église catholique universelle, unie dans la foi aux catholiques à travers le monde. Cette appartenance à une Église traditionnelle est un choix conscient pour beaucoup dans la qehilla, qui ainsi ont choisi de s’associer à la longue histoire des chrétiens à travers les âges. Dans cette histoire, il y a beaucoup de joie et de lumière, mais aussi beaucoup de souffrances et de ténèbres, spécialement pour ce qui est des attitudes et du comportement à l’égard du peuple juif. C’est cette appartenance qui donne à la qehilla une place privilégiée pour travailler à la guérison et à la réconciliation. Localement, elle fait partie de l’Église catholique locale, autochtone, qui est majoritairement arabe de culture et d’expression et est dirigée par le premier patriarche latin autochtone, S.B. Michel Sabbah (3). Ces axes d’appartenance sont les bases de la réflexion sur la place et le rôle de la qehilla dans les relations entre l’Église et le peuple juif.

2. – LA  GRÂCE  ET  LA  JOIE  DES  TEMPS  PRÉSENTS

La qehilla vit une période de grâce et de joie. Depuis le milieu des années 1960, l’Église catholique romaine a clairement et explicitement pris à cœur les liens entre le christianisme et le judaïsme et encouragé le dialogue avec les juifs et le judaïsme. Durant cette période, la qehilla a été témoin d’une ouverture grandissante aux questions qui touchent le peuple juif, de la part de l’Église en général et du pape Jean-Paul II en particulier (4). L’accueil chaleureux réservé au pape lors de son pèlerinage en Terre Sainte pour le Jubilé revêtait une importance particulière pour la qehilla. Pour elle un rêve est devenu réalité, quand elle a vu avec émotion le pape prier silencieusement devant le Mur occidental, symbole du judaïsme contemporain, et se rendre en geste de repentir profond à Yad VaShem, le monument national pour les victimes de l’Holocauste.

Quand la qehilla a été fondée en 1955, peu de catholiques étaient engagés dans l’étude de l’identité juive de Jésus ou du fond juif du Nouveau Testament et des premières communautés chrétiennes. Peu nombreux étaient encore les catholiques qui parlaient l’hébreu et étaient insérés dans la vie du peuple juif en Israël. La qehilla catholique d’expression hébraïque et ses fondateurs étaient parmi les pionniers dans ce domaine. Aujourd’hui elle note avec fierté que l’identité juive de Jésus, les racines juives de la foi chrétienne et de la tradition catholique sont reconnus dans toute l’Église catholique. L’intérêt pour le judaïsme, le dialogue avec le peuple juif et la conscience des racines juives du christianisme ne caractérisent plus uniquement la qehilla, vivant en marge de l’Église catholique (universelle), mais sont devenus une préoccupation centrale de celle-ci. Ceci a été résumé dans le plus récent document de la Commission biblique pontificale du Vatican, qui se termine sur l’affirmation suivante :

“Le dialogue [avec le peuple juif] reste possible, puisque juifs et chrétiens possèdent un riche patrimoine commun qui les unit, et il est grandement souhaitable, pour éliminer progressivement, d’un côté comme de l’autre, préjugés et incompréhensions, pour favoriser une meilleure connaissance du patrimoine commun et pour renforcer les liens mutuels.” (5)

Les dernières quatre décennies ont vu une remarquable réévaluation théologique des religions non chrétiennes dans la réflexion catholique. L’Église est passée d’une attitude où elle se considérait comme l’unique dépositaire de la vérité – toutes les autres religions étant condamnées comme fausses – à une attitude d’estime pour les vérités qui peuvent se trouver dans d’autres traditions religieuses et au désir d’entrer en dialogue avec elles. L’Église catholique conçoit la possibilité de salut en dehors des limites de l’Église visible, qui ne possède aucun monopole sur l’œuvre de Jésus Christ, dans le Saint-Esprit, pour le salut de tout le genre humain. Si une telle attitude de respect caractérise les relations avec les autres religions en général, cela est d’autant plus vrai pour le judaïsme qui est si intimement lié au christianisme, par des Écritures et des traditions qu’ils ont en commun aussi bien que par l’identité de Jésus lui-même, de ses disciples et de la première communauté. Au sein de la qehilla, l’usage de l’hébreu comme langue de la liturgie et de la vie de communauté et comme moyen d’expression de la foi chrétienne souligne évidemment encore davantage cet héritage commun que se partagent l’Église et le peuple juif.

La réflexion théologique à l’intérieur de l’Église a lieu au sein d’un contexte historique particulier. Le contexte actuel du dialogue entre catholiques et juifs a été souligné par le pape Jean-Paul II, en le centrant sur le thème du repentir. L’Église catholique est actuellement engagée dans une réflexion continue sur le rôle que les catholiques ont joué dans des manifestations historiques d’intolérance, de mépris et de violence. Si cela est vrai pour les relations avec les non-catholiques en général, cela vaut plus encore pour les relations avec le peuple juif. Les catholiques ont actuellement entrepris une révision multidimensionnelle des nombreuses formes qu’avait prises “l’enseignement du mépris” à l’égard des juifs et du  judaïsme au sein du catholicisme, qui a parfois mené à la persécution et au génocide. Dans la qehilla, quelques-uns ont connu la Shoah du près soit personnellement soit dans les membres de leurs familles et tous savent par expérience personnelle qu’il existe dans la société juive une sensibilité extrême pour tout ce qui touche la question de l’antisémitisme, ce qui les fait prendre vivement conscience du besoin de repentir et de guérison.

Dans le contexte local, il est significatif que l’Église catholique latine locale, qui est principalement arabe dans sa hiérarchie et sa composition, ait reconnu la vocation particulière de la qehilla. Au récent synode des Églises catholiques de Terre Sainte, cette reconnaissance a été exprimée en ces termes :

“Dans la société israélienne, il y a des chrétiens juifs et non juifs, mais qui vivent dans le monde juif, dont la langue de la vie quotidienne comme de la liturgie est l’hébreu. Ils sont une partie intégrante de notre Église locale. Ils appartiennent à la société israélienne et ils ont donc le droit de développer leurs relations avec cette société, avec le peuple juif et avec le judaïsme, à partir de leur identité et de leur place dans cette société, tout en restant ouverts à la réalité de l’Église locale et en communion avec elle. La communication et l’échange d’expériences entre nous tous sont nécessaires, afin que nous apprenions les uns des autres et que nous grandissions dans la foi dans notre milieu culturel respectif.” (6)

La communion et la communication entre la qehilla et le reste de l’Église, en particulier le reste de l’Église locale, est un élément fondamental de la vocation de la qehilla. Certains de ses membres ont été et continuent d’être engagés dans l’enseignement au sein de l’Église locale d’expression arabe et dans la promotion de meilleures relations entre juifs et chrétiens palestiniens, de même qu’avec les musulmans palestiniens.

La qehilla est consciente que beaucoup reste à faire. Après des siècles d’ignorance, d’hostilité et de persécution, la voie de la réconciliation entre juifs et catholiques est longue et ardue. Même maintenant, la qehilla doit prier intensément pour ces relations nouvelles et relativement fragiles, le chemin étant rempli de soupçons et de souffrances. Néanmoins, la voie a été frayée à une confiance grandissante et à un dialogue de plus en plus honnête. Une bonne partie des rêves qui ont motivé les fondateurs de la qehilla ont été réalisés. Celle-ci en est heureuse et reconnaissante.

3. – UNE  PRÉSENCE  DISCRÈTE

Tout en se réjouissant de la naissance d’une confiance grandissante et d’un dialogue entre l’Église et le peuple juif, beaucoup de membres de la qehilla sont bien conscients que celle-ci est appelée à constituer une présence discrète. Elle a le privilège de se trouver au carrefour où l’Église et le peuple juif se rencontrent dans des relations nouvelles de confiance et d’amitié. Toutefois, la complexité historique des relations entre l’Église et les juifs invite la qehilla à une sensibilité et un amour encore plus grands envers les deux. Ceci est d’autant plus vrai vu la situation tragique actuelle en Terre Sainte.

Déjà le seul fait que des juifs aient entendu un appel à entrer en relation avec Jésus au sein de l’Église catholique constitue un point très sensible dans les relations entre l’Église et le peuple juif. Ces derniers temps, certaines figures juives bien connues, qui sont entrées dans l’Église catholique, se sont trouvées au centre de pénibles controverses. L’Église catholique a voulu célébrer la présence de ces juifs au cœur de l’Église. Ainsi, par exemple, le pape Jean-Paul II a relevé plusieurs fois l’identité juive d’Édith Stein, philosophe juive allemande convertie au catholicisme dans les années 1930, entrée dans l’Ordre du Carmel et morte à Auschwitz en 1942 parce qu’elle était juive. Édith Stein a été reconnue par l’Église comme une figure exemplaire de la foi dans le monde moderne, une philosophe devenue mystique, et elle a été proclamée officiellement sainte et patronne de l’Europe par l’Église catholique (7). Beaucoup de juifs estiment très problématique pour le dialogue entre juifs et chrétiens cette célébration d’une figure qu’ils considèrent comme apostate. Certains juifs posent la question : “Est-ce que l’Église suggère ainsi que le meilleur juif est un juif converti ?”

Dans la qehilla on comprend la souffrance que le parcours d’Édith Stein représente pour le peuple juif si bien que beaucoup insistent pour que cette communauté, au sein de laquelle se trouvent des juifs entrés dans l’Église catholique, vivre une présence discrète. Dans le mouvement qui tend à établir de nouvelles relations de confiance entre catholiques et juifs, nombreux sont les membres de la qehilla qui pensent qu’ils ont un témoignage à donner dans le cadre de l’Eglise universelle, plutôt qu’un rôle à jouer dans le dialogue officiel entre représentants catholiques et juifs. Ce rôle consiste à favoriser, à l’intérieur de l’Église, une prise de conscience de la signification des relations avec le judaïsme et le peuple juif. Parmi les croyants, d’origine juive ou non, qui ont contribué grandement à sensibiliser l’Église à ses racines juives et à l’ouverture au judaïsme et au peuple juif d’aujourd’hui, certains faisaient partie de la qehilla ou lui étaient liés (8).

Le temps n’est peut-être pas encore venu pour les catholiques venus du peuple juif d’occuper une place en vue dans le dialogue entre le peuple juif et l’Église catholique. Il s’agit plutôt sans doute pour la qehilla de s’engager dans une prière vigilante et constante pour la réussite de ce dialogue et pour la réalisation d’une véritable réconciliation entre l’Église et le peuple juif, après tant de siècles de souffrances. Une telle présence discrète tend aussi à tisser des liens d’amitié et de bon voisinage en Israël. Les membres de la qehilla se sentent appelés à témoigner de la possibilité d’une amitié profonde et respectueuse à l’égard du peuple juif, dans le contexte de la vie quotidienne. Ils témoignent, de manière discrète mais intense, du profond désir d’amitié avec le peuple juif et des changements fondamentaux qui sont intervenus dans les attitudes de l’Église. De telles relations pourront à la longue favoriser le développement d’une histoire différente entre juifs et chrétiens, reléguant dans le passé les siècles de suspicion et de méfiance.

4. – VIVRE  LA  “BONNE  NOUVELLE”  ET  PORTER  TÉMOIGNAGE

La qehilla n’est engagée dans aucune activité missionnaire au sens traditionnel quelle qu’elle soit. Une telle activité – prêcher explicitement ou distribuer du matériel chrétien – n’est en effet plus considérée comme appropriée dans le domaine des relations avec le peuple juif, et sur ce point la qehilla est en pleine harmonie avec l’Église universelle. Résumant à Jérusalem même cette nouvelle attitude, le cardinal Walter Kasper, président de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme au Vatican, a déclaré : “Nous sommes maintenant conscients de l’alliance jamais révoquée de Dieu avec Son peuple et de la signification salvifique permanente et actuelle de la religion juive pour ses croyants” (9). La qehilla est profondément sensible au monde juif dans lequel elle vit. Le fait que certains juifs sont attirés à la foi en Jésus Christ et deviennent parfois membres de l’Église catholique est une réalité douloureuse pour la plupart des juifs. De nombreux membres juifs de la qehilla vivent cette douleur comme une partie intégrante de leur identité et connaissent les raisons historiques qui sont à l’origine des réactions juives négatives face à ce phénomène. Néanmoins, les réactions ne sont pas toujours négatives et permettent parfois un approfondissement du dialogue et des relations.

Quant à la mission, au sens d’“être envoyé”, la qehilla estime avoir plutôt une mission à l’égard de l’Église universelle : elle se considère envoyée avant tout pour rappeler à l’Église universelle sa prétention à la catholicité. Elle se considère comme faisant partie d’un mouvement qui tend à reconstituer une communauté de croyants catholiques dans le milieu juif. Déjà avant les réformes liturgiques qui ont permis de célébrer la messe dans les langues parlées au lieu du latin, la qehilla avait reçu l’autorisation de célébrer la messe en hébreu. Ainsi l’hébreu avait-il retrouvé sa juste place comme une des langues vénérables de la tradition et de la liturgie chrétiennes. Cette mission à l’égard de l’Église consiste à redonner vie aux racines juives endormies tant de la foi chrétienne que de la pratique et de la tradition catholiques. Qui plus est, la qehilla est appelée à témoigner constamment de l’unité fondamentale de l’Ancien et du Nouveau Testament, de l’enracinement de Jésus et de la première communauté dans le peuple juif, ainsi que de la fidélité de Dieu à l’égard de son peuple.

Dans l’Église catholique la parole “mission” est aujourd’hui souvent remplacée par “évangélisation” ou “témoignage”. La pensée catholique récente insiste sur la nécessité de respecter chaque individu dans sa particularité. Ainsi les catholiques tendent aujourd’hui à parler de “témoignage de la foi” plutôt que d’activité missionnaire par le moyen de l’argumentation et de la dispute. Par “témoignage” on entend l’effort de vivre une vie chrétienne aussi nette et rayonnante que possible. Les paroles ont si souvent été contredites par les actes dans l’histoire des communautés chrétiennes qu’elles semblent vides de sens. Les croyants ont souvent trop parlé et trop peu agi. Ce sont les actes plutôt que les paroles qui peuvent porter témoignage en faveur du message d’amour et de respect sur lequel la vie des croyants est fondée. Surtout au sein de la qehilla, le terme “mission” évoque un concept et une stratégie qui ne sont plus acceptables dans le contexte israélien et juif. “Mission” a trop souvent été comprise comme “prosélytisme”, dans le sens que la liberté personnelle ou les particularités culturelles, historiques et sociales sont ignorées au nom de ce qui est supposé être le salut des âmes. Le peuple juif a été profondément blessé par des siècles d’une activité missionnaire offensive qui cherchait à le ramener “à la lumière”, même contre son gré. Dans l’Église d’aujourd’hui, cette activité missionnaire agressive et offensive a cédé la place à l’appréciation du dynamisme interne de la tradition juive.

Dans la qehilla, beaucoup estiment que ceux qui croient en Jésus doivent rester mesurés et humbles quand ils se trouvent face à face avec le peuple juif. Cette humilité est la condition indispensable à la guérison si vivement souhaitée. C’est seulement quand des relations de confiance auront été rétablies que juifs et chrétiens pourront à nouveau se regarder paisiblement en face et réévaluer la place de Jésus Christ dans l’histoire du salut. Cela signifie que l’attitude à l’égard des autres devrait être régie par un profond respect pour leur liberté, par une humilité sincère par rapport à l’histoire de l’Église et par un désir ardent de vivre dans la simplicité et la clarté, en actes plus qu’en paroles. Si des questions explicites concernant la foi sont posées par des juifs ou par d’autres, l’attitude généralement adoptée dans la qehilla s’exprime au mieux dans les paroles de saint Pierre : “Sanctifiez dans vos cœurs le Christ qui est Seigneur. Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte. Mais que ce soit avec douceur et respect” (1P 3,15).

La qehilla cherche de fait à faire connaître Jésus de Nazareth comme fils de ce pays et du peuple juif. Ce qui est vrai aussi de ses disciples et de l’Église primitive. Sur ce point, la qehilla se retrouve côte à côte avec les chercheurs juifs, exégètes et historiens, qui sont animés par un nouvel intérêt pour le judaïsme de la période tardive du second temple, où Jésus et ses disciples ont leur place. Le Nouveau Testament devrait retrouver sa place dans la littérature juive de cette période. Jésus de Nazareth est un fils de son peuple et fait partie de son histoire.

5. – PRIEZ  POUR  LA  PAIX  DE  JÉRUSALEM

Il est clair que la vocation première de la qehilla est d’être une communauté de prière et de vie au sein de la société israélienne. Dans cette communauté, les prières pour le bien-être du peuple et du pays et pour la paix et la justice dans la région ont une place tout à fait spéciale. Puisqu’elle vit dans la société israélienne, les prières de la qehilla sont avant tout des prières de cette société et pour cette société. Sa vie commune avec le peuple juif la rend particulièrement sensible au besoin de guérison et de réconciliation. Toutefois, l’autre dimension de la réalité de ce pays n’est jamais non plus absente de ses prières. La proclamation de sa foi au Prince de la Paix la place au cœur de la réalité douloureuse de ce pays, faite de violence et d’effusion de sang. La foi qu’elle partage avec les autres chrétiens de ce pays, qui sont pour la plupart des Arabes, rend la qehilla particulièrement sensible au besoin de paix et de justice. La communion vécue et visible, au sein d’une même Église, entre chrétiens vivant en milieu israélien, pour les uns, et en milieu arabe, pour les autres, est appelée à être un signe et une semence de réconciliation et de convivialité pour la région. D’où son importance unique et symbolique. De même, en dépit d’un découragement largement répandu, elle cherche à vivre l’espérance au cœur de la société en Israël.

De grands progrès ont été faits dans les relations entre juifs et chrétiens. Une partie de ces progrès est indubitablement liée à l’établissement de l’État d’Israël et au développement d’une majorité juive dans la société israélienne. Le contexte de l’État d’Israël offre deux dimensions de promesse spécifique et d’espoir eschatologique pour la qehilla.

1. Au sein d’Israël, la qehilla pourrait rétablir un élément important, voire essentiel de la catholicité (universalité) de l’Église universelle. Une “Église” surgie du monde juif, particulièrement sensible à la vie interne du peuple juif, rappelle “l’Église” la plus ancienne à Jérusalem, celle des premiers disciples de Jésus. Cette première qehilla – l’Église primitive à Jérusalem en milieu juif – a été fortement affaiblie après la destruction de Jérusalem et du Temple en 70 A.D. et a disparu à la longue, absorbée dans l’Église de la gentilité. Aujourd’hui, au sein de l’Église historique, traditionnelle, aux côtés d’une Église des gentils, une Église du milieu juif rétablit une dimension qui manquait à l’universalité du Corps du Christ, promesse d’une vigueur renouvelée pour la communauté catholique (universelle) de croyants.

2. D’autre part, une communauté catholique israélienne locale de croyants en Jésus, vivant pleinement intégrée dans la société israélienne juive, peut servir de tête de pont pour une guérison et une réconciliation en profondeur dans ce pays si cher. Dans la qehilla, le juif qui a rencontré Jésus au sein de son Église reste fermement enraciné en Israël. Moins le peuple juif se sentira menacé dans sa survie, plus il pourra se permettre de s’ouvrir. Que vienne le jour où des juifs pourront exprimer librement leur foi en Jésus Christ comme Sauveur et Seigneur et rester en même temps pleinement intégrés dans le peuple juif.

En attendant, la qehilla cherche à être pleinement intégrée dans la société israélienne aussi bien que dans l’Église catholique. À partir de cette position privilégiée, en communion à la fois avec l’Église universelle et avec le peuple juif, la qehilla prie sans cesse pour la pleine réconciliation entre juifs et chrétiens et entre tous les croyants de ce pays et de ce monde. Elle a conscience de sa vocation d’être une communauté d’espoir : l’espoir que juifs et chrétiens seront un jour pleinement réconciliés, l’espoir qu’Israéliens et Palestiniens pourront trouver la paix et la sécurité dans ce pays. Le pape Jean-Paul II a exprimé cette vision lors sa rencontre avec les deux grands rabbins d’Israël à Jérusalem en 2000 :

“Nous devons travailler ensemble à la construction d’un avenir dans lequel il n’y aura plus d’anti-judaïsme chez les chrétiens ni de sentiments anti-chrétiens chez les juifs. Nous avons beaucoup de choses en commun. Nous pouvons faire tant de choses ensemble pour la paix, la justice, pour un monde plus humain et plus fraternel. Puisse le Seigneur du ciel et de la terre nous guider vers une ère nouvelle et féconde de respect et de coopération mutuels, dans l’intérêt de tous.” (10)

David NEUHAUS, s.j.

NOTES(1) Le P. Jean-Baptiste Gourion était né en 1934, à Oran (Algérie), dans une famille juive. Il avait été baptisé à l’âge de 23 ans et était entré au monastère bénédictin du Bec-Hellouin en France. Il était arrivé en Terre Sainte en 1976 pour fonder le monastère à Abou Gosh, sur le site de l’ancienne église croisée, au cœur de ce village arabe.
(2) Dans la première génération il y avait de centaines de Polonais, Roumains, Bulgares, Hongrois, quelques Yougoslaves, Allemands, Irakiens etc…
(3) Il est intéressant de noter que S.B. Michel Sabbah est aussi le premier patriarche de Jérusalem qui parle l’hébreu et peut donc s’adresser à la qehilla dans cette langue à l’occasion de ses visites pastorales.
(4) La longue liste de documents catholiques officiels sur ce sujet, du paragraphe 4 de Nostra Aetate au document récent de la Commission biblique pontificale, souligne l’importance de ce mouvement dans l’Église au cours des quarante dernières années.
(5) COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, Le Peuple Juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne, Cité du Vatican-Paris, 2001, 210.
(6) ASSEMBLEE DES ORDINAIRES CATHOLIQUES DE TERRE SAINTE (Synode diocésain des Églises catholiques), Plan pastoral général, 2001, 156.
(7) Cf. l’édition spéciale du journal officiel du Vatican, L’Osservatore Romano, du 12-13 octobre 1998, à l’occasion de la canonisation d’Édith Stein (sœur Thérèse Bénédicte de la Croix).
(8) Parmi les membres de la qehilla qui ont enseigné et écrit abondamment sur le besoin d’une plus grande prise de conscience des racines juives de la foi chrétienne et de la tradition catholique, nous mentionnons ici deux figures bien connues qui nous ont quittés : Bruno Hussar, o.p., et Rina Geftman, tous deux juifs israéliens. Bruno, prêtre dominicain, est le fondateur du village de la paix “Neve Shalom”, et Rina a œuvré infatigablement pour faire connaître les racines juives de l’Église. Un autre catholique d’expression hébraïque bien connu, Marcel Dubois, o.p., a été chef du département de philosophie à l’Université hébraïque de Jérusalem pendant plusieurs années.
(9) Cf. W. KASPER, “The Jewish-Christian Dialogue : Foundations, Progress, Difficulties and Perspectives”, conférence faite au Musée d’Israël à Jérusalem, le 21 novembre 2001.
(10) Discours de Jean-Paul II au Grand Rabbinat d’Israël à Jérusalem, La Documentation catholique 2000, 372. 
Soutenez-nous Contactez-nous Vatican News en Hébreu La messe en hébreu Pour la protection des enfants


© 2020 Saint James Vicariate for Hebrew Speaking Catholics in Israel