Notre première juste


Yochi Brandes, célèbre écrivain israélien, a publié ces réflexions sur son voyage en Pologne dans le quotidien Yisrael HaYom le 25 octobre 2013.

Pour lire l’histoire dans Yisrael HaYom, cliquez ici

Lorsque j’étais jeune enseignante, j’ai refusé de me joindre à une délégation pour un premier voyage en Pologne. Je pensais y aller l’année suivante, ou au plus tard deux ans après. Les années passaient, les voyages partaient, les opportunités passaient, et je les évitais toutes. Je ne suis pas partie avec mes élèves, ni avec mes enfants, pas même avec ma sœur. Nous avions pourtant projeté un voyage de découverte de nos racines, mais à chaque fois je trouvais une nouvelle excuse.

Puis, le mois dernier, le Ministre de l’Education m’a appelé et m’a demandé d’aller en Pologne avec lui. Immédiatement, j’ai dit oui. Cette fois, contrairement à toutes les autres fois, la visite avait un but que je ne pouvais rejeter.

Les visites en Pologne ont lieu depuis vingt-cinq ans déjà, et sont devenues une sorte de cérémonie d’initiation pour les jeunes israéliens qui se préparent à être mobilisés dans l’armée. Le Rabbin Shai Piron a décidé d’ouvrir ce sujet à de nouvelles discussions et a organisé un voyage, guidé par lui-même, pour trois directeurs de son bureau et quelques-uns de leurs jeunes conseillers, et il a ajouté une dizaine d’autres personnes de domaines professionnels très différents : médias, littérature, droit, société et même musique. Il nous était demandé non seulement de faire nous-mêmes l’expérience du voyage, mais de rencontrer des élèves de différentes écoles pendant le voyage, et de le vivre avec eux.

Je suis partie pour la Pologne comme professeur, comme mère et comme écrivain, mais avant tout comme fille de la seconde génération. Je suis partie pour le pays dont mon père avait été déraciné il y a soixante-dix ans, pour voir et sentir ce que ces visites suscitent chez nos jeunes. Rentrent-ils chez eux plus sionistes ? Plus attachés à leur famille ? Plus conscients de ce que nous avons ? Ou plutôt plus soupçonneux, plus anxieux, plus nationalistes et xénophobes ?

« Les ténèbres sont chassées par la lumière »

J’ai pleuré devant les tresses de cheveux à Auschwitz, qui me rappelaient les tresses de ma fille. J’ai étouffé dans la chambre à gaz de Maidanek, dans laquelle vraisemblablement la sœur de mon grand-père, dont je porte le nom, a suffoqué. Mais je ne me suis pas effondrée. J’étais plus forte que je ne l’imaginais. Peut-être à cause de la chaleur et du soutien du groupe. Ou peut-être parce que j’avais un rôle à jouer. Ou peut-être à cause de la joie. Oui, pendant le voyage il y a eu aussi de la joie. J’étais joyeuse à cause de la musique jouée et chantée par Ovadia Hamama et Erez Lev Ari. J’ai été ravie de connaître l’équipe du Ministère de l’Education et de savoir que nos enfants sont dans des mains si sensibles et si dévouées. Et j’ai été plus joyeuse encore lorsque j’ai compris ce qui doit être fait afin que les visites en Pologne n’inculquent pas seulement à nos élèves le sionisme et l’amour de la terre d’Israël, valeurs certes importantes, mais également la responsabilité sociale, l’amour de l’humanité et le désir de réparer un monde brisé. Peut-être que ces mots sonnent comme du bavardage et des slogans, mais je n’ai pas l’intention de m’en excuser. Je suis seulement désolée d’avoir eu à aller si loin, jusqu’en Pologne, pour les écrire.

Cette compréhension s’est fait jour dans ma conscience pendant une cérémonie d’hommage aux Justes parmi les Nations. J’ai regardé les élèves assis derrière moi, et j’ai été étonnée de voir se transformer l’expression de leurs visages à l’instant où une vieille femme polonaise est montée sur la scène. Elle et sa mère avaient risqué leur vie pour cacher une fille juive dans leur maison. Le Ministre de l’Education a dit : « Les Justes parmi les Nations étaient de petites lampes brillant dans les ténèbres. Ils ont montré que les ténèbres ne sont pas chassées par le bâton, mais par la lumière. » Les élèves, dont beaucoup sont religieux, se tenaient face à lui, s’embrassaient et chantaient des chants d’amour et de paix.

Lorsque je suis repartie, j’ai dit à l’un des membres de la délégation que ces visites en Pologne doivent comprendre des rencontres avec les Justes parmi les Nations. Beaucoup de rencontres. Avec eux, avec leurs enfants, avec leurs histoires, peu importe, ce qui importe est que nos élèves sachent que la Shoah n’est pas seulement le gaz et les camps d’extermination. Il a froncé les sourcils et dit très solennellement qu’accentuer trop l’importance des Justes parmi les Nations, ce serait déformer la vérité historique. Après tout, il y a eu de nombreuses entités à collaborer avec les Allemands. Je pensais en moi-même que même si les Justes parmi les Nations avaient été très peu, notre système d’éducation doit leur donner une grande importance.

L’histoire qui fait se fissurer l’image de Dieu

Il était une fois une princesse égyptienne qui sortit se promener près du Nil et y trouva un petit des Hébreux. A cette époque, une loi avait été proclamée en Egypte qui ordonnait que tous les bébés hébreux soient tués. La princesse devait obéir à cette loi. D’abord parce qu’elle était égyptienne, et que c’était une loi égyptienne, ensuite parce qu’elle était fille du roi, et que c’était la loi de son père. Pourtant, au lieu de noyer le bébé, elle le tira de l’eau et l’adopta comme son fils, et elle lui donna même un nom qui proclamait haut et fort son refus de se soumettre à la loi ; « Elle le nomma Moise, "car", dit-elle, "je l’ai tiré des eaux" ». (Le nom "Moïse" provient du verbe "tirer hors de").

L’histoire est bien connue et il semblerait que rien de nouveau ne puisse en être dit. Cependant, la surprise réside dans le fait qu’on nous raconte l’histoire. Dans la suite de l’histoire, Dieu fait pleuvoir des plaies sur les Egyptiens, tue leurs premiers-nés et noie leur armée. Nous, lecteurs du TaNaKh, sommes supposés applaudir avec enthousiasme : personne n’est comme toi, ô Dieu ! Mais le récit de la princesse égyptienne vient renverser nos réjouissances. Comment louer Dieu pour ces terribles plaies, pour son bras fort, si ceux qui sont ainsi écrasés sont des Egyptiens comme elle ? Comment admirer Dieu d’avoir tué les premiers-nés, quand, quelques chapitres plus haut, nous avons appris que même dans la maison de Pharaon, l’homme le plus cruel d’Egypte, avait grandi une fille d’un si grand esprit ? Comment pouvons-nous louer Dieu de noyer les soldats égyptiens, quand grâce à cette femme égyptienne, qui a sauvé Moïse notre maître, le peuple d’Israël vit encore ?

Les éditeurs du TaNaKh étaient censés supprimer l’histoire de la fille de Pharaon et mettre à la place une autre histoire qui aurait confié son rôle à Dieu. On aurait pu raconter l’histoire d’un gros poisson, d’une tempête merveilleuse, ou un miracle qui aurait rendu Moïse invisible. Comment ont-ils pu laisser passer le fait que l’histoire de la princesse égyptienne anéantit les relations publiques de Dieu ?

La réponse est contenue dans la question. Ou, ainsi qu’il est habituellement dit dans la terminologie du Talmud : pas du tout (adraba), l’histoire de la fille de Pharaon est racontée haut et clair, d’une voix forte, justement parce qu’elle est dans une tension impossible à résoudre avec le récit principal.

L’histoire de l’esclavage de nos ancêtres en Egypte est si sombre et si terrible, que nous pourrions bien sombrer en elle jusqu’aux profondeurs de la haine et de la vengeance. Mais afin que nous puissions plutôt en tirer des valeurs d’équité et de liberté, ainsi que nous l’avons réellement fait, nous devons avoir au moins un bon Egyptien qui fortifie notre foi dans l’humanité. L’image de Dieu peut bien en être fissurée : mais les éditeurs du TaNaKh sont prêts à payer ce prix.

L’histoire de cette femme qui est la première Juste parmi les Nations donne à l’humanité une ressource d’espérance. Toujours, même dans les moments les plus difficiles, il y aura quelqu’un qui illuminera les ténèbres et nous enseignera combien bons et aimants les hommes peuvent être.

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