Bible, Eglise et peuple juif


Nous publions une partie importante du document de la Commission Biblique Pontificale, “Le peuple Juif et ses Saintes Ecritures dans la Bible chrétienne” publié en 2001.

A. Compréhension chrétienne des rapports entre Ancien et Nouveau Testament

1. Affirmation d'un rapport réciproque

En les nommant « Ancien Testament », l'Église chrétienne n'a aucunement voulu suggérer que les Écritures du peuple juif étaient périmées et qu'on pouvait désormais s'en passer.36 Elle a toujours affirmé, au contraire, qu'Ancien Testament et Nouveau Testament sont inséparables. Leur premier rapport est précisément celui-là. Lorsqu'au début du IIe siècle Marcion voulut rejeter l'Ancien Testament, il se heurta à une complète opposition de la part de l'Église post-apostolique. Son rejet de l'Ancien Testament amenait d'ailleurs Marcion à rejeter une grande partie du Nouveau — il n'en retenait que l'évangile de Luc et une partie des Lettres de Paul —, ce qui montrait clairement que sa position était insoutenable. C'est à la lumière de l'Ancien Testament que le Nouveau comprend la vie, la mort et la glorification de Jésus (cf 1 Co 15,3-4).

Mais le rapport est réciproque: d'une part, le Nouveau Testament demande à être lu à la lumière de l'Ancien, mais il invite aussi, d'autre part, à « relire » l'Ancien à la lumière du Christ Jésus (cf Lc 24,45). Comment s'est faite cette « relecture »? Elle s'est étendue à « toutes les Écritures » (Lc 24,27), à « tout ce qui a été écrit dans la Loi de Moïse, les prophètes et les psaumes » (24,44), mais le Nouveau Testament ne nous présente qu'un nombre réduit d'exemples, sans faire la théorie d'une méthode.

2. Relecture de l'Ancien Testament à la lumière du Christ

Les exemples donnés montrent que diverses méthodes étaient utilisées, prises à la culture du monde ambiant, comme nous l'avons vu plus haut.37 Les textes parlent de typologie 38 et de lecture à la lumière de l'Esprit (2 Co 3,14-17). Ils suggèrent l'idée d'un double niveau de lecture, celui d'un sens originaire, perceptible dans un premier temps, et celui d'une interprétation ultérieure, révélée par la lumière du Christ.

Dans le judaïsme, on était habitué à faire certaines relectures. L'Ancien Testament lui-même mettait sur cette voie. On relisait, par exemple, l'épisode de la manne; on ne niait pas la donnée originelle, mais on en approfondissait le sens, en voyant dans la manne le symbole de la Parole dont Dieu continuellement nourrit son peuple (cf Dt 8,2-3). Les Livres des Chroniques sont une relecture du Livre de la Genèse et des Livres de Samuel et des Rois. Ce qu'il y a de spécifique dans la relecture chrétienne, c'est qu'elle se fait — nous venons de le rappeler — à la lumière du Christ.

L'interprétation nouvelle n'abolit pas le sens originaire. L'apôtre Paul affirme nettement que « les oracles de Dieu ont été confiés » aux Israélites (Rm 3,2) et il tient pour évident que ces oracles devaient et pouvaient être lus et compris dès avant la venue de Jésus. Lorsqu'il parle d'un aveuglement des Juifs concernant « la lecture de l'Ancien Testament » (2 Co 3,14), ce n'est pas d'une complète incapacité de lecture qu'il veut parler, mais d'une incapacité de re-lecture à la lumière du Christ.

3. Relecture allégorique

20. La méthode du monde hellénistique était différente. L'exégèse chrétienne s'en servit également. Les Grecs interprétaient parfois leurs textes classiques en les transformant en allégories. Ayant à commenter des poèmes antiques, comme les œuvres d'Homère, dans lesquelles les dieux semblent agir comme des hommes capricieux et vindicatifs, les lettrés leur attribuaient un sens plus acceptable du point de vue religieux et moral en soutenant que le poète s'était exprimé de façon allégorique et avait en réalité voulu décrire les conflits psychologiques humains, les passions de l'âme, sous la fiction de luttes entre des dieux. En ce cas, le sens nouveau plus spirituel faisait disparaître le sens primitif du texte.

Les Juifs de la diaspora ont parfois utilisé cette méthode, en particulier pour justifier aux yeux du monde hellénistique certaines prescriptions de la Loi qui, prises à la lettre, pouvaient sembler dénuées de sens. Philon d'Alexandrie, nourri de culture hellénistique, avança dans cette direction. Il développait parfois, de façon géniale, le sens originaire, mais, d'autres fois, il adoptait une lecture allégorique qui l'évacuait complètement. Par la suite, son exégèse fut rejetée par le judaïsme.

Dans le Nouveau Testament, on trouve une unique mention de « choses dites par allégorie » (all‘goroumena: Ga 4,24), mais il s'agit alors, en fait, de typologie, c'est-à-dire que les personnages mentionnés dans le texte ancien sont présentés comme évoquant des réalités à venir, sans que le moindre doute soit jeté sur leur existence dans l'histoire. Un autre texte de Paul pratique l'allégorie pour interpréter un détail de la Loi (1 Co 9,9), mais cette méthode n'est jamais adoptée par lui comme orientation d'ensemble.

Les Pères de l'Église et les auteurs médiévaux en feront, par contre, un usage systématique, dans leurs efforts pour offrir une interprétation actualisante, riche d'applications à la vie chrétienne, de la Bible tout entière, jusqu'en ses moindres détails, — aussi bien, d'ailleurs, pour le Nouveau Testament que pour l'Ancien. Origène, par exemple, voit dans le morceau de bois dont Moïse se servit pour rendre douces des eaux amères (Ex 15,22-25) une allusion au bois de la croix; il voit dans le cordon de fil écarlate au moyen duquel Rahab fit reconnaître sa maison (Jos 2,18) une allusion au sang du Sauveur. On exploitait tous les détails susceptibles de fournir un point de contact entre l'épisode vétérotestamentaire et les réalités chrétiennes. On trouvait ainsi, dans chaque page de l'Ancien Testament, une multitude d'allusions directes et spécifiques au Christ et à la vie chrétienne, mais on courait le risque de détacher chaque détail de son contexte et de réduire à rien les rapports entre le texte biblique et la réalité concrète de l'histoire du salut. L'interprétation devenait arbitraire.

Assurément, l'enseignement proposé avait sa valeur, parce qu'il était animé par la foi et guidé par une connaissance d'ensemble de l'Écriture lue dans la Tradition. Mais cet enseignement n'était pas basé sur le texte commenté. Il lui était surajouté. Il était donc inévitable qu'au moment même où cette approche remportait ses plus beaux succès, elle entrât dans une crise irréversible.

4. Retour au sens littéral

Thomas d'Aquin perçut clairement l'inconsciente convention qui sous-tendait l'exégèse allégorique: le commentateur ne pouvait découvrir dans un texte que ce qu'il connaissait déjà auparavant et, pour le connaître, il avait dû le trouver dans le sens littéral d'un autre texte. D'où la conclusion tiré par Thomas d'Aquin: on ne peut pas argumenter valablement à partir du sens allégorique, mais seulement à partir du sens littéral.39

Commencée dès le Moyen Age, la remise en honneur du sens littéral n'a pas cessé depuis de se confirmer. L'étude critique de l'Ancien Testament est allée de plus en plus dans cette direction, aboutissant à la suprématie de la méthode historico-critique.

Un processus inverse a été ainsi mis en mouvement: le rapport entre l'Ancien Testament et les réalités chrétiennes a été restreint à un nombre limité de textes. Aujourd'hui, le risque est de tomber par là dans l'excès inverse, qui consiste à renier globalement, en même temps que les excès de la méthode allégorique, toute l'exégèse patristique et l'idée même d'une lecture chrétienne et christologique des textes de l'Ancien Testament. De là l'effort amorcé dans la théologie contemporaine, par des voies diverses qui n'aboutissent pas encore à un consensus, pour refonder une interprétation chrétienne de l'Ancien Testament qui soit exempte d'arbitraire et respectueuse du sens originaire.

5. Unité du dessein de Dieu et notion d'accomplissement

21. Le présupposé théologique de base est que le dessein salvifique de Dieu, qui culmine dans le Christ (cf Ep 1,3-14), est unitaire, mais s'est réalisé progressivement à travers le temps. L'aspect unitaire et l'aspect graduel sont importants l'un comme l'autre; de même, la continuité sur certains points et la discontinuité sur d'autres. Dès le début, l'agir de Dieu dans ses rapports avec les hommes est tendu vers sa plénitude finale et en conséquence, certains aspects qui seront constants commencent à se manifester: Dieu se révèle, appelle, confie des missions, promet, libère, fait alliance. Les premières réalisations, si provisoires et imparfaites qu'elles soient, laissent déjà entrevoir quelque chose de la plénitude définitive. Cela est particulièrement visible dans certains grands thèmes qui se développent à travers toute la Bible, de la Genèse à l'Apocalypse: le chemin, le banquet, l'habitation de Dieu parmi les hommes.

En procédant à une continuelle relecture des événements et des textes, l'Ancien Testament lui-même s'ouvre progressivement à une perspective d'accomplissement ultime et définitif. L'Exode, expérience originelle de la foi d'Israël (cf Dt 6,20-25; 26,5-9), devient le modèle d'ultérieures expériences de salut. La libération de l'exil babylonien et la perspective d'un salut eschatologique sont décrits comme un nouvel Exode.40 L'interprétation chrétienne se situe dans cette ligne, mais avec la différence qu'elle voit l'accomplissement déjà réalisé substantiellement dans le mystère du Christ.

La notion d'accomplissement est une notion extrêmement complexe,41 qui peut facilement être faussée, si on insiste unilatéralement soit sur la continuité, soit sur la discontinuité. La foi chrétienne reconnaît l'accomplissement, dans le Christ, des Écritures et des attentes d'Israël, mais elle ne comprend pas l'accomplissement comme la simple réalisation de ce qui était écrit. Une telle conception serait réductrice. En réalité, dans le mystère du Christ crucifié et ressuscité, l'accomplissement s'effectue d'une manière imprévisible. Il comporte un dépassement.42 Jésus ne se limite pas à jouer un rôle déjà fixé — le rôle de Messie — mais il confère aux notions de Messie et de salut une plénitude qu'on ne pouvait pas imaginer à l'avance; il les remplit d'une réalité nouvelle; on peut même parler, à ce sujet, d'une « nouvelle création ».43 On aurait tort, en effet, de considérer les prophéties de l'Ancien Testament comme des sortes de photographies anticipées d'événements futurs. Tous les textes, y compris ceux qui, par la suite, ont été lus comme des prophéties messianiques, ont eu une valeur et une signification immédiates pour les contemporains, avant d'avoir une signification plus pleine pour les auditeurs futurs. Le messianisme de Jésus a un sens nouveau et inédit.

Le premier but du prophète est de mettre ses contemporains en mesure de comprendre les événements de leur temps avec le regard de Dieu. Il y a donc lieu de renoncer à l'insistance excessive, caractéristique d'une certaine apologétique, sur la valeur de preuve attribuée à l'accomplissement des prophéties. Cette insistance a contribué à rendre plus sévère le jugement des chrétiens sur les Juifs et sur leur lecture de l'Ancien Testament: plus on trouve évidente la référence au Christ dans les textes vétérotestamentaires et plus on estime inexcusable et obstinée l'incrédulité des Juifs.

Mais la constatation d'une discontinuité entre l'un et l'autre Testament et d'un dépassement des perspectives anciennes ne doit pas porter à une spiritualisation unilatérale. Ce qui est déjà accompli dans le Christ doit encore s'accomplir en nous et dans le monde. L'accomplissement définitif sera celui de la fin, avec la résurrection des morts, les cieux nouveaux et la terre nouvelle. L'attente juive messianique n'est pas vaine. Elle peut devenir pour nous chrétiens un puissant stimulant à maintenir vivante la dimension eschatologique de notre foi. Nous comme eux, nous vivons dans l'attente. La différence est que pour nous Celui qui viendra aura les traits de ce Jésus qui est déjà venu et est déjà présent et agissant parmi nous.

6. Perspectives actuelles

L'Ancien Testament possède en lui-même une immense valeur comme Parole de Dieu. Lire l'Ancien Testament en chrétiens ne signifie donc pas vouloir y trouver partout des références directes à Jésus et aux réalités chrétiennes. Certes, pour les chrétiens, toute l'économie vétérotestamentaire est en mouvement vers le Christ; si donc on lit l'Ancien Testament à la lumière du Christ, on peut, rétrospectivement, percevoir quelque chose de ce mouvement. Mais comme il s'agit d'un mouvement, d'une progression lente et difficile à travers l'histoire, chaque événement et chaque texte se situent à un point particulier du chemin, et à une distance plus ou moins grande de son aboutissement. Les relire rétrospectivement, avec des yeux de chrétien, signifie percevoir à la fois le mouvement vers le Christ et la distance par rapport au Christ, la préfiguration et la dissemblance. Inversement, le Nouveau Testament ne peut être pleinement compris qu'à la lumière de l'Ancien Testament.

L'interprétation chrétienne de l'Ancien Testament est donc une interprétation différenciée selon les divers types de textes. Elle ne superpose pas confusément la Loi et l'Évangile, mais distingue avec soin les phases successives de l'histoire de la révélation et du salut. C'est une interprétation théologique, mais pleinement historique en même temps. Loin d'exclure l'exégèse historico-critique, elle la requiert.

Lorsque le lecteur chrétien perçoit que le dynamisme interne de l'Ancien Testament trouve son aboutissement en Jésus, il s'agit d'une perception rétrospective, dont le point de départ ne se situe pas dans les textes comme tels, mais dans les événements du Nouveau Testament proclamés par la prédication apostolique. On ne doit donc pas dire que le Juif ne voit pas ce qui était annoncé dans les textes, mais que le chrétien, à la lumière du Christ et dans l'Esprit, découvre dans les textes un surplus de sens qui y était caché.

7. Apport de la lecture juive de la Bible

22. Le bouleversement produit par l'extermination des Juifs (la shoa) au cours de la deuxième guerre mondiale a conduit toutes les Églises à repenser complètement leur rapport au judaïsme et, par conséquent, à reconsidérer leur interprétation de la Bible juive, l'Ancien Testament. Certains en sont venus à se demander si les chrétiens ne doivent pas se reprocher d'avoir accaparé la Bible juive en en faisant une lecture où aucun Juif ne se retrouve. Les chrétiens doivent-ils donc lire désormais cette Bible comme les Juifs, pour respecter réellement son origine juive?

A cette dernière question, des raisons herméneutiques obligent à donner une réponse négative. Car lire la Bible comme le judaïsme la lit implique nécessairement l'acceptation de tous les présupposés de celui-ci, c'est-à-dire l'acceptation intégrale de ce qui fait le judaïsme, notamment l'autorité des écrits et traditions rabbiniques, qui excluent la foi en Jésus comme Messie et Fils de Dieu.

Mais par rapport à la première question, la situation est différente, car les chrétiens peuvent et doivent admettre que la lecture juive de la Bible est une lecture possible, qui se trouve en continuité avec les Saintes Écritures juives de l'époque du second Temple, une lecture analogue à la lecture chrétienne, laquelle s'est développée parallèlement. Chacune de ces deux lectures est solidaire de la vision de foi respective dont elle est un produit et une expression. Elles sont, par conséquent, irréductibles l'une à l'autre.

Sur le plan concret de l'exégèse, les chrétiens peuvent, néanmoins, apprendre beaucoup de l'exégèse juive pratiquée depuis plus de deux mille ans et, de fait, ils ont appris beaucoup au cours de l'histoire.44 De leur côté, ils peuvent espérer que les Juifs pourront tirer profit, eux aussi, des recherches exégétiques chrétiennes.

Notes

(36) Sur l'origine de cette expression, voir plus haut, no 2. Actuellement dans certains milieux, on tend à répandre l'appellation « Premier Testament », pour éviter la connotation négative qui pourrait être attachée à « Ancien Testament ». Mais « Ancien Testament » est une expression biblique et traditionnelle, qui n'a pas par elle-même de connotation négative: l'Église reconnaît pleinement la valeur de l'Ancien Testament.

(37) Cf I.D.: « Méthodes juives d'exégèse employées dans le Nouveau Testament », nos 12-15.

(38) Cf Rm 5,14; 1 Co 10,6; He 9,24; 1 P 3,21.

(39) Thomas d'Aquin, Summa Theologica, I, q. 1, a. 10 ad 1um; cf aussi Quodl. VII, 616m.

(40) Is 35,1-10; 40,1-5; 43,1-22; 48,12-21; 62.

(41) Cf ci-dessous II B.9 et C, nos 54-65.

(42) « Non solum impletur, verum etiam transcenditur », Ambroise Autpert, cité par H. de Lubac, Exégèse médiévale, II.246.

(43) 2 Co 5,17; Ga 6,15.

(44) Cf le document de la Commission Biblique Pontificale, L'interprétation de la Bible dans l'Église, I.C.2.: « Approche par le recours aux traditions juives d'interprétation ».

(45) Gn 12,1-3; 26,23-24; 46,2-4.

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