Le Cardinal Koch sur le dialogue juif catholique


Le 16 mai 2012, le Cardinal Kurt Koch, Président du Conseil Pontifical pour la Promotion de l’Unité Chrétienne et la Commission des Relations Religieuses avec les Juifs s’est exprimé lors d’une conférence organisée par l’Université Pontificale Angelicum, en collaboration avec le centre Jean-Paul II pour le Dialogue Interreligieux, dirigé par le Rabbin Jack Bemporad. Son allocution était la cinquième des "Conférence Berrie", une série de conférences organisée par la Fondation Russell Berrie de New York. Voici le discours dans son intégralité.

Traduction de l'anglais par ZENIT [Hélène Ginabat]

C’est pour moi un honneur d’être ici aujourd’hui pour donner la Conférence Jean-Paul II sur la compréhension interreligieuse, la cinquième d’une série de conférences annuelles prestigieuses, organisées par le Centre Jean-Paul II pour le dialogue interreligieux à l’Université Angelicum. D’une manière particulière, cette université s'est engagée à favoriser le dialogue œcuménique et interreligieux au niveau académique. Le Centre Jean-Paul II est un partenariat entre l'Angelicum et la Fondation Russell Berrie, et je suis très heureux de saluer la présence d'Angelica Berrie, présidente de la Fondation, dont le nom semble refléter les aspirations communes qui ont motivé la création du Centre. Je tiens également à mentionner dans ce contexte, le Programme de bourses Russell Berrie, qui vise à développer des échanges d'idées et des liens d'amitié et de compréhension mutuelle qui, nous l'espérons, trouveront un écho bien au-delà du milieu universitaire. Le thème de cette présentation sera l'évolution historique du dialogue judéo-catholique, rendue possible par le document conciliaire "Nostra Aetate".

I - "Nostra Aetate": OUI à nos racines juives, NON à l'antisémitisme

Du côté catholique, la déclaration du deuxième Concile du Vatican sur la relation de l'Eglise avec les religions non-chrétiennes, «Nostra Aetate», peut être considérée comme le début d'un dialogue systématique avec les Juifs. Encore aujourd'hui, elle est considérée comme le "document de base" et la "Magna Charta" du dialogue de l'Eglise catholique romaine avec le judaïsme ; mon tour d'horizon de la conversation judéo-catholique doit donc commencer par là.

Celle-ci ne s’est pas développée dans le vide, puisque du côté chrétien, il y avait déjà eu des approches du judaïsme, tant à l'intérieur qu’à l'extérieur de l'Eglise catholique, avant le Concile. Mais, surtout après le crime sans précédent de la Shoah, un effort a été fait, dans la période de l’après-guerre, en direction d’une redéfinition théologiquement fondée de la relation avec le judaïsme. Après l'assassinat en masse des Juifs d'Europe, planifié et exécuté par les nationaux-socialistes avec une perfection industrielle, un examen de conscience approfondi a été entrepris sur la façon dont un scénario aussi barbare était possible dans l'Occident chrétien. Faut-il supposer que les tendances anti-juives, présentes au sein de la chrétienté pendant des siècles, ont été complices de l'antisémitisme des nazis, raciste et égaré par une idéologie athée et néo-païenne, ou qu’elles ont été, tout simplement, ce qui lui a permis de suivre son cours ? Parmi les chrétiens aussi, il y a eu des auteurs et des victimes, mais la grande masse était certainement composée de spectateurs passifs qui ont gardé les yeux fermés face à cette réalité brutale. La Shoah est donc devenue une question et une accusation contre le christianisme : pourquoi la résistance chrétienne contre la brutalité sans limite des crimes nazis n’a-t-elle pas démontré la mesure et la clarté auxquelles on pouvait s'attendre à juste titre ? Les chrétiens et les juifs d'aujourd'hui ont-ils la volonté et la force d’une conciliation et d’une réconciliation sur la base commune de la foi dans le seul et unique Dieu d'Israël ? Quelle est l'importance du judaïsme, à l'avenir, pour les églises et communautés ecclésiales, et quelle relation théologique entretenons-nous aujourd'hui avec le judaïsme?

Peu de temps après la fin de la seconde guerre mondiale, le côté chrétien a abordé le phénomène de l'antisémitisme lors de la Conférence internationale d'urgence sur l'antisémitisme, qui eut lieu à Seelisberg du 30 Juillet au 5 Août 1947. Environ 65 personnes, juifs et chrétiens de diverses confessions, se sont réunies pour une large réflexion sur la façon dont l'antisémitisme pouvait être éradiqué à ses racines. La réunion de Seelisberg visait à jeter de nouvelles fondations pour le dialogue entre juifs et chrétiens et à donner une impulsion vers une compréhension mutuelle. Les perspectives, qui furent connues comme les «Dix points de Seelisberg», sont au fil du temps devenues pionnières et, d'une manière ou d'une autre, ont trouvé leur chemin dans la déclaration du Concile "Nostra Aetate", même si, dans ce texte, un cadre résolument théologique a été donné à la relation avec le judaïsme. Cette déclaration commence, en fait, par une réflexion sur le mystère de l'Église et un rappel du lien profond qui unit spirituellement le peuple de la Nouvelle Alliance avec la tribu d'Abraham. Les deux documents, «Nostra Aetate» et les «Dix points de Seelisberg» soulignent que le dédain, le dénigrement et le mépris du judaïsme doivent être évités à tout prix : les racines juives du christianisme sont donc explicitement mises en avant. Dans le même temps, les deux déclarations convergent – naturellement, chacune d'une manière différente - en rejetant l'accusation qui a malheureusement survécu pendant des siècles dans divers endroits, que les Juifs étaient "déicides".

Dans la sphère chrétienne, réfléchir à la Shoah a certainement été l'une des motivations principales qui ont mené à la rédaction de «Nostra Aetate». Mais d'autres raisons peuvent sans doute également être identifiées : dans la théologie catholique, suite à la publication de l'encyclique "Divino afflante spiritu" en 1943, par le pape Pie XII, les études bibliques ont été ouvertes – bien qu’avec des mesures prudentes de débutants - à l'interprétation historico-critique de la Bible ; cela impliquait de commencer à lire les textes bibliques dans leur contexte historique et selon les traditions religieuses prévalant à leur époque. Ce processus a finalement trouvé son expression doctrinale dans le décret conciliaire sur la Révélation divine «Dei Verbum», ou plus précisément dans l'instruction adressée à l'exégète d’étudier soigneusement ce que les auteurs des textes bibliques voulaient vraiment dire : « Pour découvrir l’intention des hagiographes, on doit, entre autres choses, considérer aussi les “genres littéraires”. Car c’est de façon bien différente que la vérité se propose et s’exprime en des textes diversement historiques, ou prophétiques, ou poétiques, ou même en d’autres genres d’expression »[1]. L'observation précise de traditions religieuses historiques reflétées dans les textes de l'Écriture Sainte a eu comme conséquence que la figure de Jésus de Nazareth a été située de plus en plus clairement au sein du judaïsme de son temps. De cette façon, le Nouveau Testament a été replacé entièrement dans le cadre des traditions juives, et Jésus a été perçu comme un Juif de son temps qui se sentait une obligation vis-à-vis de ces traditions. Ce point de vue a également trouvé sa place dans la déclaration du Concile " Nostra Aetate ", quand il affirme, en référence à la Lettre aux Romains (9, 5), que Jésus est issu, selon la chair, du peuple d’Israël, et l’Eglise « rappelle aussi que les Apôtres, fondements et colonnes de l’Église, sont nés du peuple juif, ainsi qu’un grand nombre des premiers disciples qui annoncèrent au monde l’Évangile du Christ"[2]. Depuis" Nostra Aetate ", cela fait donc partie du « cantus firmus » du dialogue judéo-chrétien de rappeler avec insistance les racines juives de la foi chrétienne. Au cours de sa visite à la synagogue de Rome, le 13 avril 1986, le pape Jean-Paul II a exprimé en ces mots nets et impressionnants: « La religion juive ne nous est pas “extrinsèque” mais, d’une certaine manière, elle est “intrinsèque” à notre religion. Nous avons donc envers elle des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et, d’une certaine manière, on pourrait dire nos frères aînés ».[3]

Cependant, ce ne sont pas seulement des approfondissements théologiques qui ont conduit, du côté chrétien, à rechercher un rapprochement théorique et pratique avec le judaïsme. En fait, des raisons politiques et pragmatiques ont également joué un rôle non négligeable dans ce domaine. Depuis la fondation de l'Etat d'Israël en 1948, l'Eglise catholique se voit confrontée, en Terre Sainte, à la réalité qu'elle doit développer sa vie pastorale au sein d'un État qui se comprend définitivement comme juif. Israël est la seule terre au monde avec une population à majorité juive et, pour cette seule raison, les chrétiens qui vivent là-bas doivent nécessairement engager un dialogue avec eux. À cet égard, le Saint-Siège a toujours poursuivi deux objectifs : permettre, d’une part, à l'activité pastorale des congrégations catholiques en Terre Sainte de se déployer sans entrave, et d'autre part, faciliter le libre accès aux lieux saints des chrétiens pour les pèlerins chrétiens. Cela nécessite, en première instance, un dialogue politique avec l'exécutif au pouvoir de l'Etat d'Israël, qui, du point de vue juif, doit naturellement toujours être intégré dans un dialogue avec les autorités religieuses du judaïsme. Les chrétiens semblent plutôt enclins à différencier et à délimiter les affaires politiques des affaires religieuses, tandis que le judaïsme s'efforce de faire converger et d'associer les deux dimensions.

Quels que soient les motifs et les facteurs qui peuvent avoir conduit individuellement à la rédaction de «Nostra Aetate», la déclaration reste la boussole essentielle de tous les efforts vers le dialogue judéo-catholique et, après 47 ans, nous pouvons affirmer avec gratitude que cette redéfinition théologique de la relation avec le judaïsme a directement porté de beaux fruits à travers l’accueil qui lui a été réservée. Il semble qu’en ce qui concerne le contenu, les Pères conciliaires, à ce moment-là, ont pris en considération presque tout ce qui, depuis, s'est avéré important dans l'histoire de ce dialogue. Du côté juif, on a souligné de façon particulièrement positive le fait que la Déclaration conciliaire a pris une position sans ambiguïté contre toute forme d'antisémitisme. C’est sur cette base, qui n’est pas la moindre, que les Juifs gardent l’espérance et l’assurance qu'ils ont, dans l'Église catholique, un allié fiable dans la lutte contre l'antisémitisme.

En ce qui concerne l'histoire de la réception des documents conciliaires, on peut sans doute oser affirmer que «Nostra Aetate» doit être compté parmi les textes du Concile qui ont permis, de manière convaincante, d’effectuer une réorientation fondamentale de l'Eglise catholique à la suite du Concile. Bien sûr, cela ne devient clair pour nous que lorsqu’on considère qu’il y avait en partie, auparavant, une grande réticence concernant les contacts entre juifs et catholiques, découlant pour une part de l'histoire du christianisme, avec sa discrimination contre les Juifs qui a été jusqu’à prendre la forme de conversions forcées. Au cours des dernières décennies, le principe fondamental du respect pour le judaïsme, exprimé dans "Nostra Aetate", a permis à des groupes qui, au départ, se considéraient mutuellement avec un certain scepticisme, de devenir petit à petit des partenaires fiables, voire même de bons amis, capables de faire face aux crises ensemble et de surmonter les conflits de manière positive.

2. Autres documents du Vatican faisant suite à "Nostra Aetate"

Les efforts de dialogue, qui se sont développés progressivement après le Concile, ont été confiés, au sein de la Curie romaine, au Secrétariat pour la promotion de l'unité des chrétiens, pour la raison compréhensible qu’en 1960 - avant le Concile - le chef de ce secrétariat, le cardinal allemand Augustin Bea, avait été chargé par le pape Jean XXIII de préparer avec ses collaborateurs un projet de document pour le Concile, portant sur la nouvelle relation de l'Église catholique avec le judaïsme.[4] Comme nous le savons, ce projet a conduit à la déclaration conciliaire "Nostra Aetate" qui, bien sûr, mettait l'accent sur les relations de l'Eglise avec toutes les religions non-chrétiennes. Cela signifie que l'article 4 de "Nostra Aetate", qui traite des relations avec le judaïsme, constitue à la fois le point de départ et le cœur de cette Déclaration. Vers la fin du Concile, un secrétariat spécial a été formé pour le dialogue interreligieux, avec la tâche de promouvoir des relations avec l'islam, l'hindouisme et le bouddhisme et d’autres religions non-chrétiennes, de sorte qu'aujourd'hui, dans la Curie romaine, il y a un Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux et, au sein du Conseil pour la promotion de l'unité des chrétiens, une Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme. Bien que cette Commission spéciale, fondée par le pape Paul VI le 22 octobre 1974, soit rattachée, sur un plan fonctionnel, au Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens, elle est structurellement indépendante et elle a la charge d'accompagner et de promouvoir le dialogue religieux avec le judaïsme.[5]

Cette structure est en général positivement jugée par les partenaires du dialogue juif. D'un point de vue théologique, il apparaît judicieux de combiner cette Commission avec le Conseil pour la promotion de l'unité des chrétiens, puisque la séparation de l'Église et de la Synagogue peut être considérée comme le premier schisme dans l'histoire de l'Eglise ou, comme l’appelé le théologien catholique Erich Przywara, le "fossé primitif ", d’où il conclut la perte progressive de la plénitude de la catholicité : "Le fossé entre l'Église d’Orient et d'Occident, le fossé entre l'Église romaine et le « pluriversum » de la Réforme (les innombrables Eglises et sectes), participent du fossé primitif entre le judaïsme (les Juifs non-chrétiens) et le christianisme (les «Gentils» dans la langue des lettres pauliniennes)."[6]

Dès la première année de sa fondation, le 1er décembre 1974, la Commission publia son premier document officiel sous le titre : "Orientations et suggestions pour l'application de la Déclaration conciliaire "Nostra Aetate" (N.4)".[7] La préoccupation essentielle de ce document consiste à exprimer la haute estime dans laquelle le christianisme tient le judaïsme et à souligner la grande importance que revêt, pour l’Eglise, le dialogue avec les Juifs, comme indiqué dans les termes du document: « De façon positive, il importe donc, en particulier, que les chrétiens cherchent à mieux connaître les composantes fondamentales de la tradition religieuse du judaïsme et qu’ils apprennent par quels traits essentiels les Juifs se définissent eux-mêmes dans leur réalité religieuse vécue. » Sur la base du témoignage de la foi en Jésus-Christ, le document se penche sur la nature spécifique du dialogue avec le judaïsme, il fait référence aux liens qui existent entre la liturgie chrétienne et la liturgie juive, aux nouvelles possibilités de rapprochement dans les domaines de l'enseignement, l'éducation et la formation, et enfin des suggestions sont faites pour une action sociale commune.

Onze ans plus tard, le 24 juin 1985, la Commission était en mesure de présenter un second document ayant pour titre : « Notes pour une correcte présentation des Juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Eglise catholique ».[8] Ce document a une forte orientation théologique et exégétique dans la mesure où il réfléchit sur la relation entre l’Ancien et le Nouveau Testament, il démontre les racines juives de la foi chrétienne, il explicite la manière dont « les Juifs » sont représentés dans le Nouveau Testament, il signale les points communs dans la liturgie, surtout dans les grandes fêtes de l'année liturgique, et fait allusion à la relation du judaïsme et du christianisme dans l'histoire. Comme le titre l'indique, le document est centré sur la façon dont le judaïsme est traité comme sujet de prédication et de catéchèse dans l'Église catholique. D’un intérêt particulier est le fait que ce document fait également référence à l'Etat d'Israël, qui a une signification particulière pour les Juifs pratiquants, mais qui, en même temps, provoque sans cesse des tensions politiques. En ce qui concerne cette « terre des ancêtres », le document insiste : « Les chrétiens sont invités à comprendre cet attachement religieux, qui plonge ses racines dans la tradition biblique, sans pour autant faire leur une interprétation religieuse particulière de cette relation. Pour ce qui concerne l’existence de l’Etat d’Israël et ses options politiques, celles-ci doivent être envisagées dans une optique qui n’est pas en elle-même religieuse, mais se réfère aux principes communs de droit international ». La permanence d'Israël est cependant à voir comme un "fait historique" et comme "un signe à interpréter dans le plan de Dieu".[9]

Le troisième et dernier document de la Commission pour les relations religieuses avec les Juifs a été présenté au public le 16 mars 1998. Il traite de la Shoah sous le titre : « Nous nous souvenons. Une réflexion sur la Shoah ».[10] L'impulsion majeure pour ce texte est venue du côté juif. Il porte un jugement sévère en considérant que le bilan de 2000 ans de relations entre Juifs et chrétiens est plutôt négatif, il rappelle l'attitude des chrétiens vis-à-vis de l'antisémitisme du national-socialisme et se concentre sur le devoir qui incombe aux chrétiens de se rappeler la catastrophe humaine de la Shoah. Dans une lettre au début de cette déclaration, le Pape Jean-Paul II exprime l’espoir que ce document « contribue véritablement à guérir les blessures provoquées par les incompréhensions et les injustices du passé. Puisse-t-il permettre à la mémoire de jouer le rôle qui lui revient dans l’édification d’un avenir où jamais plus l’indicible injustice de la Shoah ne sera possible ».

Dans la série des documents du Vatican, il faut enfin faire référence à ce texte volumineux qui a été publié par la Commission biblique pontificale, le 24 mai 2001, et qui traite explicitement du dialogue judéo-catholique : « Le peuple juif et ses Saintes Ecritures dans la Bible chrétienne ". Il s’agit du document exégétique et théologique le plus important de le dialogue judéo-catholique et cela représente un riche trésor de thèmes communs qui ont leur fondement dans les Écritures du judaïsme et du christianisme. La Sainte Écriture du peuple juif est considérée comme « l'élément fondamental de la Bible chrétienne », les thèmes fondamentaux de l'Ecriture du peuple juif et leur adoption dans la foi en Jésus-Christ sont discutés, et la façon dont les Juifs sont représentés dans le Nouveau Testament est détaillée de façon lumineuse. Dans la préface, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi d’alors, le cardinal Josef Ratzinger, préconise « un nouveau respect pour l'interprétation juive de l'Ancien Testament. A ce sujet, le document dit deux choses. D'abord, il déclare que « la lecture juive de la Bible est une lecture possible, qui se trouve en continuité avec les Saintes Écritures juives de l'époque du second Temple, une lecture analogue à la lecture chrétienne, laquelle s'est développée parallèlement » (N. 22). Il ajoute que les chrétiens peuvent apprendre beaucoup de l'exégèse juive pratiquée depuis plus de 2000 ans; en retour, les chrétiens peuvent espérer que les Juifs pourront tirer profit des recherches de l'exégèse chrétienne (ibid.) ».

3. Dialogues institutionnels au niveau mondial et leurs axes de développement

Textes et documents, aussi importants soient-ils, ne peuvent remplacer les rencontres personnelles et les dialogues face à face. Il faut mentionner tout d’abord les nombreuses initiatives prises par les Conférences épiscopales individuellement, les Eglises locales et les établissements universitaires, qui ne peuvent évidemment pas être examinées en détail ici, bien que ce soit précisément dans ces lieux que sont prises des mesures concrètes en vue d'une collaboration positive entre les juifs et les catholiques. Quoi qu’il en soit, la Commission du Saint-Siège est heureuse de soutenir de telles initiatives qui contribuent à l'intensification de notre amitié avec le judaïsme. Mais, dans notre contexte, je dois me concentrer sur les dialogues institutionnels organisés et menés par la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec les juifs.

Déjà avant la création de la Commission du Saint-Siège, il existait des contacts et des liens avec diverses organisations juives, qui étaient évidemment situés au sein du Secrétariat pour la promotion de l'unité des chrétiens. Comme le judaïsme comporte de multiples facettes et ne se présente pas comme une organisation centralisée, on était confronté, du côté catholique, à la difficulté de décider avec qui engager un réel dialogue, parce qu'il n'était pas possible de mener un dialogue individuel et indépendant avec tous les groupements et organisations juifs qui s'étaient déclarés prêts au dialogue. Pour résoudre ce problème, les organisations juives ont repris la suggestion de la partie catholique de créer une organisation unique pour le dialogue religieux. Le Comité juif international pour les consultations interreligieuses (IJCIC), ainsi qu’il fut nommé, représente, du côté juif, le partenaire officiel de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec les juifs. Il comprend presque toutes les grandes organisations juives, dont un bon nombre ont leur siège aux Etats-Unis.

L’IJCIC a pu commencer ses travaux en 1970 et il a organisé, un an plus tard, la première conférence conjointe à Paris. Les conférences, qui ont été menées régulièrement depuis lors, sont l'expression du Comité international de liaison catholique-juif (ILC) et elles façonnent la collaboration entre l’IJCIC et la Commission du Saint-Siège. En février 2011, à la 21ème Conférence de l’ILC, nous avons pu regarder en arrière avec gratitude pour ces 40 années de dialogue institutionnel et célébrer ce jubilé une fois de plus à Paris. Beaucoup de progrès ont été faits au cours des 40 dernières années : la confrontation s'est transformée en une collaboration fructueuse, ce qui était auparavant un conflit potentiel est devenu une gestion positive des conflits, et la coexistence du passé a été remplacée par une amitié porteuse.

Ces liens d'amitié, forgés dans l’intervalle, se sont avérés stables, de sorte qu'il est devenu possible d'aborder ensemble même des sujets controversés, sans courir le risque de causer au dialogue des dommages irréversibles. C’était d'autant plus nécessaire que, durant les dernières décennies, le dialogue n'a pas toujours été exempt de tensions. Il suffit de rappeler les crises provoquées, dans les années quatre-vingt, par la fameuse « affaire Waldheim » ou le projet du « carmel d'Auschwitz ». Dans des temps plus récents, on pense à l’« affaire Williamson », ou encore aux opinions très divergentes sur la question de la béatification du pape Pie XII ; sur ce point, l'observateur attentif ne peut guère éviter la conclusion que, du côté des juifs, les verdicts sur ce pape sont passés d’une profonde gratitude, à l’origine, à une véritable anxiété, depuis la pièce de Hochhuth. En général, toutefois, on peut observer avec satisfaction que, dans le dialogue judéo-catholique, surtout depuis le tournant du millénaire, des tentatives soutenues ont été déployées pour faire face ouvertement à toute éventuelle divergence de vue ou tout conflit et cela dans un but positif ; c’est ainsi que les relations mutuelles sont devenues plus fortes et que s’est confirmée la sagesse proverbiale selon laquelle lorsque un lien déchiré est réuni à nouveau, la distance entre les deux extrémités devient plus courte.

Outre le dialogue avec l'IJCIC, il faut aussi mentionner la conversation institutionnelle avec le Grand Rabbinat de Jérusalem, qui doit être clairement vue comme un fruit de la rencontre du Pape Jean-Paul II avec les Grands Rabbins à Jérusalem, lors de sa visite en Israël en mars 2000. La première réunion a été organisée en juin 2002 à Jérusalem, et depuis lors, un total de 11 réunions de ce type ont été menées, à Rome et à Jérusalem alternativement. Les deux délégations sont relativement petites, rendant possible une discussion très personnelle et soutenue sur divers sujets, comme le caractère sacré de la vie, le statut de la famille, l'importance des textes sacrés pour la vie ensemble, la liberté religieuse, les fondements éthiques du comportement humain, le défi écologique, les relations entre autorité séculière et autorité religieuse et les qualités essentielles du leadership religieux dans la société laïque.

Ceux qui participent à ces réunions étant, du côté catholique, des évêques et des prêtres et, du côté juif, presque exclusivement des rabbins, il n'est guère surprenant que les sujets relevant du domaine privé soient également examinés dans une perspective religieuse. Cette remarque est étonnante car, normalement, dans le judaïsme orthodoxe, la tendance qui prévaut est d’éviter les questions religieuses et théologiques. A cet égard, le dialogue avec le Grand Rabbinat a permis une plus grande ouverture du judaïsme orthodoxe à l’égard de l'Eglise catholique romaine à l'échelle mondiale. Après chaque réunion, une déclaration commune est publiée, qui, dans chaque cas, témoigne de la richesse du patrimoine spirituel commun du judaïsme et du christianisme ainsi que des précieux trésors qui sont encore à mettre au jour. En passant en revue dix ans de dialogue, nous pouvons affirmer avec reconnaissance qu'il a fait naître une amitié profonde qui représente une base solide pour s’acheminer vers l'avenir.

Les efforts de dialogue de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec les Juifs ne peuvent évidemment pas se limiter à ces deux dialogues institutionnels. Cette commission veut être ouverte à tous les courants au sein du judaïsme et maintenir le contact avec tous les groupes et organisations juives qui souhaitent établir des liens avec le Saint-Siège. Du côté juif, on montre un intérêt particulier pour les audiences privées avec le Pape qui sont, dans tous les cas, préparées par nous-mêmes. Au-delà des contacts directs avec le judaïsme, la Commission s'efforce également de donner l’impulsion au sein de l'Eglise catholique pour le dialogue avec le judaïsme et de travailler avec les Conférences épiscopales pour les soutenir localement dans la promotion de la conversation judéo-catholique. L'introduction du "Dies Judaicus" (le 17 janvier, ndltr) en est un bon exemple.

Au cours des dernières décennies, le « dialogue ad extra » comme le « dialogue ad intra » ont conduit avec une clarté croissante à une prise de conscience que chrétiens et juifs sont dépendants les uns des autres et que le dialogue entre eux, en ce qui concerne la théologie, n'est pas une question de choix mais une obligation. Juifs et chrétiens sont, précisément dans leur différence, le peuple de Dieu, capables de s’enrichir l’un l’autre dans une amitié réciproque. Je n'ai pas le droit de juger ce que le judaïsme peut gagner de ce dialogue pour son propre compte. Je ne peux que rejoindre le cardinal Walter Kasper en formant le vœu qu'il reconnaisse que « séparer le judaïsme du christianisme» signifierait « le priver de son universalité », qui avait déjà été promise à Abraham [11]. Mais en ce qui concerne l'Eglise chrétienne, il est certainement vrai que, sans le judaïsme, elle court le risque de perdre sa place dans l'histoire du salut et, finalement, de se perdre dans une gnose contraire à l’histoire.

4. Le Pape Jean-Paul II et le dialogue judéo-catholique

Si l’on considère les ramifications du dialogue judéo-chrétien, il devient évident que, pour qu’il reste vivant, ce dialogue doit sans cesse être soutenu par des témoignages personnels concrets et authentiques. Certes, les documents et les dialogues mentionnés précédemment ont été inspirés, préparés et réalisés par des témoins autorisés du dialogue judéo-chrétien. Mais leur objectif a toujours été de traduire ceux-ci dans la réalité concrète grâce à l'engagement personnel d'autres témoins. On se souvient de John M. Oesterreicher qui, en tant que converti, a consacré toute sa vie et son œuvre au dialogue judéo-chrétien et a également participé de manière décisive à la rédaction de "Nostra Aetate". Il faut aussi mentionner, avec gratitude, les nombreuses initiatives fructueuses qui eurent lieu après le Concile dans diverses Eglises locales, pour promouvoir la discussion judéo-chrétienne. Mais pour l'Eglise catholique romaine, le signal fort, qui émane de la papauté, est et reste d'une importance particulière.

Si le pape Paul VI avait déjà pris des mesures décisives en direction d’un rapprochement avec le judaïsme, l'engagement dans cette question par les responsables de l'Eglise catholique universelle ne fut vraiment perçu par le grand public que sous le pontificat de Jean-Paul II. Ses efforts passionnés pour favoriser le dialogue judéo-chrétien plongent sûrement leurs racines d'abord dans son histoire personnelle. Karol Wojtyla a grandi dans la petite ville polonaise de Wadowice, dont au moins un quart de la population était des Juifs. Dès son enfance, les contacts quotidiens et les amitiés avec les Juifs allaient de soi ; c’est pourquoi, une fois pape, ce fut pour lui un sujet de préoccupation de conserver son amitié avec un camarade d'école juif, et d’intensifier les liens d'amitié avec le judaïsme en général.

Bien plus, Jean-Paul II a été en mesure d’exprimer de manière visible son souci de réconciliation avec le judaïsme au travers de grands gestes publics. Dès la première année de son pontificat, le 7 juin 1979, il a visité l’ancien camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau, où, devant la pierre commémorative portant une inscription en hébreu, il a rappelé les victimes de la Shoah d'une manière particulière avec ces paroles émouvantes : « Cette inscription rappelle le souvenir du peuple dont les fils et les filles étaient destinés à l’extermination totale. Ce peuple tire son origine d’Abraham, qui est le Père de notre foi (cf. Rm 4, 12), comme l’a dit Paul de Tarse. Ce peuple, qui a reçu de Dieu ce commandement : « Tu ne tueras pas », a éprouvé en lui-même à un degré spécial ce que signifie tuer. Devant cette pierre, il n’est permis à personne de passer avec indifférence ». Les médias ont accordé encore plus d’attention à la visite du pape Jean-Paul II à la synagogue de Rome le 13 avril 1986, qui revêt une importance particulière parce qu'il y avait une communauté juive à Rome bien avant que la foi chrétienne n’y soit apportée. L'importance historique de cet événement est cependant, avant tout, basée sur le fait que c'était la première fois dans l'histoire que l'évêque de Rome visitait une synagogue, en témoignage de son respect pour le judaïsme devant le monde entier. Le geste de l'étreinte du Grand Rabbin Elio Toaff et du pape Jean-Paul II reste un souvenir indélébile.

Il faut aussi replacer dans le contexte du document « Nous nous souvenons. Une réflexion sur la Shoah », la prière pour le pardon avec laquelle, le 12 mars de l'Année Sainte 2000, dans une liturgie publique, le pape a prié pour le pardon de la faute commise envers le peuple d'Israël : « Nous sommes profondément attristés par le comportement de ceux qui, au cours de l'histoire, les ont fait souffrir, eux qui sont tes fils, et, en te demandant pardon, nous voulons nous engager à vivre une fraternité authentique avec le peuple de l'Alliance ». Sous une forme légèrement modifiée, le pape Jean-Paul II a inséré cette prière de demande de pardon, comme une pétition écrite, entre les pierres du Mur des Lamentations à Jérusalem, lors de sa visite en Israël le 26 mars 2000. La visite à l'État d'Israël par le pape ne doit donc pas être considérée simplement comme un événement historique, surtout dans la mesure où la reconnaissance diplomatique de l'Etat d'Israël par le Saint-Siège avait eu lieu en décembre 1993. Au contraire, la visite du pape en Israël, a représenté un stimulant unique pour la promotion du débat judéo-catholique. Lorsque le Pape a visité le Mémorial de l'Holocauste de Yad Vashem, il a fait mémoire des victimes de la Shoah et il a prié pour elles, il a rencontré des survivants de cette terrible tragédie et il est entré en contact pour la première fois avec le Grand Rabbinat de Jérusalem. Plus tard, il a rencontré encore une fois les deux Grands Rabbins, le 16 janvier 2004, au Palais apostolique. En outre, Jean-Paul II a reçu, à plusieurs reprises, des personnalités et des groupes juifs et, au cours de ses nombreux voyages pastoraux, son programme obligatoire incluait toujours une rencontre avec une délégation juive locale, là où il y avait une importante communauté juive.

Si l'on jette un regard rétrospectif sur le grand engagement du pape Jean-Paul II en faveur du dialogue judéo-catholique, on peut sans hésiter affirmer que, pendant son long pontificat, une voie a été tracée pour l'avenir de cette conversation nécessaire et il ne peut y avoir de retour en arrière, après ce qui a été atteint. Il n'est donc pas surprenant qu'à ce jour Jean-Paul II soit tenu en haute estime par les partenaires juifs du dialogue et que soit demeurée intacte l'admiration suscitée par lui et par son œuvre.

5. Le pape Benoît XVI et le dialogue avec les juifs

Il ne fait aucun doute que les grands efforts entrepris par le Pape Jean-Paul II en faveur du dialogue judéo-catholique a été légitimé et soutenu théologiquement par le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi d’alors, le cardinal Joseph Ratzinger. Dans le cadre de ses fonctions de cette époque, il a maintenu un contact personnel avec les juifs et il a publié des articles novateurs sur la relation spécifique du christianisme au judaïsme dans le contexte des religions du monde.[12] Le fondement de ce point de vue de Joseph Ratzinger, comme théologien, se trouve dans sa conviction que l’Ecriture Sainte ne peut être comprise que comme un seul livre, comme il l’explique lui-même dans une note biographique : « L'étape décisive, pour moi, fut donc de chercher à comprendre le lien entre l'Ancien et le Nouveau Testament, qui est le fondement de toute la théologie patristique. Cette théologie dépend de l'interprétation de l'Écriture ; le noyau de l'exégèse patristique est le « testamentorum concordia » par la médiation du Christ dans l'Esprit Saint » [13]. Sur cette base, il est évident pour Joseph Ratzinger qu'il ne peut pas y avoir d’accès à Jésus, et donc pas d'entrée des nations dans le peuple de Dieu, sans l'acceptation dans la foi de la révélation de Dieu qui parle dans l'Ecriture Sainte, que les chrétiens nomment l'Ancien Testament. C’est donc, pour lui, une préoccupation essentielle de démontrer les liens profonds qui existent entre les thèmes du Nouveau Testament et le message de l'Ancien Testament en sorte que, d’une part la continuité intrinsèque entre le Nouveau et l'Ancien Testament et d’autre part l'innovation du message du Nouveau Testament en sont clairement illuminées. Par exemple, dans son livre sur Jésus de Nazareth, qui a été accueilli avec une gratitude particulière de la part des Juifs,[14] le verdict de Joseph Ratzinger sur le procès de Jésus, à savoir que le rapport biblique du procès de Jésus ne peut pas servir de base pour quelque affirmation de la culpabilité collective des juifs que ce soit, était déjà clairement perçu par le théologien Ratzinger : « Le sang de Jésus n’entraîne pas d'appel à des représailles, mais il appelle tous à la réconciliation. Il est devenu lui-même, comme le montre la lettre aux Hébreux, le Jour éternel des Expiations de Dieu »[15].

Dans le contexte de ces convictions théologiques, on n’est donc pas surpris que le pape Benoît XVI poursuive et fasse progresser le travail de conciliation de son prédécesseur en ce qui concerne le dialogue judéo-catholique. C’est au grand rabbin de Rome qu’il a adressé la première lettre de son pontificat; et il a aussi, lors de sa première rencontre avec une délégation juive, le 9 juin 2005, donné l'assurance que l'Eglise avançait résolument sur les principes fondamentaux de « Nostra Aetate » et qu’il avait l’intention de poursuivre le dialogue sur les traces de ses prédécesseurs. En passant en revue les sept années de son pontificat, nous constatons que, dans ce court espace de temps, Benoît XVI a fait toutes les démarches que le Pape Jean-Paul II a accomplies en 27 ans de pontificat : il a visité l'ancien camp d’extermination d'Auschwitz-Birkenau, le 28 mai 2006 ; lors de sa visite en Israël en mai 2009, il est allé lui aussi devant le Mur des Lamentations, il s'est entretenu avec le Grand Rabbinat de Jérusalem et a prié pour les victimes de la Shoah à Yad Vashem et, le 17 janvier 2010, il a été chaleureusement accueilli par la communauté juive à Rome, dans la synagogue. Sa première visite d'une synagogue avait déjà eu lieu, bien sûr, le 19 Août 2005 à Cologne, à l'occasion de la Journée mondiale de la jeunesse, et le 18 avril 2008, il a visité la synagogue de Park East à New York. Nous pouvons affirmer avec gratitude qu’aucun pape dans l'histoire n’a visité autant de synagogues que Benoît XVI.

Toutes ces activités sont, bien sûr, marquées par son propre style. Alors que le Pape Jean-Paul II avait un sens raffiné des grands gestes et des images fortes, Benoît XVI s’appuie avant tout sur la puissance de la parole et de l’humble rencontre. Il en a donné une expression particulièrement claire lors de sa visite au mémorial de Yad Vashem quand il a délibérément fait allusion au nom de ce lieu et médité sur le caractère inaliénable donné par Dieu au nom de chaque personne : « Il est possible de tisser un réseau insidieux de mensonges pour convaincre les autres que certains groupes ne méritent pas d’être respectés. Néanmoins, quoi que vous fassiez, il est impossible d’enlever son nom à un être humain ».[16] Il faut aussi accorder une mention spéciale à l’inimitable méditation spirituelle donnée par le pape Benoît XVI sur le Décalogue, qu’il a désigné comme l’ « étoile polaire de la foi et de la moralité du peuple de Dieu », lors de sa visite à la Grande synagogue de Rome. Ainsi, le pape Benoît XVI s'efforce sans cesse, par la puissance de ses mots et par sa profondeur spirituelle, de mettre en valeur les multiples richesses du patrimoine spirituel commun du judaïsme et du christianisme et d’ajouter de la profondeur théologique aux lignes directrices établies par la déclaration « Nostra Aetate », à laquelle nous reviendrons dans la conclusion.

6. Questions théologiques ouvertes dans le dialogue judéo-catholique

La Déclaration du Concile Vatican II sur le judaïsme, qui est le quatrième article de « Nostra Aetate », était située, comme on le voit sans doute clairement maintenant, dans un cadre résolument théologique. Cela ne signifie pas que toutes les questions théologiques qui se posent dans la relation entre le christianisme et le judaïsme ont été résolues. Elles y ont reçu un stimulus prometteur, mais elles nécessitent une réflexion théologique plus approfondie. C’est également manifesté par le fait que, contrairement à tous les autres textes du Concile Vatican II, ce document du Concile ne pouvait pas, dans ses notes, renvoyer à des documents et décisions doctrinaux antérieurs émanant de conciles précédents. Bien sûr, il y avait eu auparavant des textes du magistère qui mettaient l'accent sur le judaïsme, mais «Nostra Aetate» fournit le premier aperçu théologique de la relation de l'Eglise catholique avec les juifs.

C'était une telle nouveauté qu’il n’est pas rare que le texte du Concile soit sur-interprété, et on lui fait dire ce qu’il ne contient pas en réalité. Pour donner un exemple important, le fait que l’Alliance, que Dieu a conclue avec son peuple Israël, persiste et n'est jamais invalidée - bien que cette confession soit vraie - ne se trouve pas dans « Nostra Aetate ». Cette déclaration a été faite pour la première fois très clairement par le pape Jean-Paul II quand il a dit, lors d'une réunion avec des représentants juifs à Mayence, le 17 novembre 1980, que l'ancienne Alliance n'avait jamais été révoquée par Dieu : « La première dimension de ce dialogue, à savoir la rencontre entre le peuple de Dieu de l'Ancienne Alliance, qui n'a jamais été révoquée par Dieu, et celui de la Nouvelle Alliance est en même temps un dialogue à l’intérieur de notre Eglise, en quelque sorte entre le premier et le second livre de sa Bible »[17].

Cette déclaration aussi a donné lieu à des malentendus, impliquant, par exemple, que si les juifs restent dans une relation d'Alliance valide avec Dieu, il doit y avoir deux modes différents de salut, à savoir le chemin du salut juif sans le Christ et le chemin du salut pour tous les autres, à travers Jésus-Christ. Cette réponse semble évidente à première vue ; mais elle n'est pas en mesure de résoudre de manière satisfaisante la question théologique très complexe qui est la suivante : comment la foi chrétienne en la signification salvifique universelle de Jésus-Christ peut-elle être conjuguée de manière conceptuelle en cohérence avec la conviction tout aussi claire de la foi dans l'Alliance jamais-révoquée de Dieu avec Israël [18] ? Le fait que l'Eglise et le judaïsme ne peuvent pas être présentés comme «deux voies de salut parallèles », mais que l'Église doit « témoigner du Christ rédempteur auprès de tous » a été déjà établi en 1985 dans le second document publié par la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec les juifs. La foi chrétienne se maintient ou disparaît selon que l’on confesse ou non que Dieu veut amener tous les hommes au salut, qu'il suit cette voie en Jésus-Christ comme médiateur universel du salut, et qu'il n'y a pas « sous le ciel d'autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés » (Ac 4, 12). Le concept de deux voies parallèles de salut mettrait en cause, ou même en danger, la compréhension fondamentale du Concile Vatican II selon laquelle les juifs et les chrétiens n’appartiennent pas à deux peuples de Dieu différents, mais forment un seul peuple de Dieu.

D'une part, dans la confession de foi chrétienne, il ne peut y avoir qu'un seul chemin de salut. D'autre part, cependant, il ne s'ensuit pas nécessairement que les juifs sont exclus du salut de Dieu parce qu'ils ne croient pas en Jésus-Christ comme le Messie d'Israël et le Fils de Dieu. Une telle affirmation ne trouverait pas de justification dans la compréhension sotériologique de saint Paul qui, dans la Lettre aux Romains, apporte définitivement une réponse négative à la question, qu’il avait lui-même posée, de savoir si Dieu avait répudié son propre peuple : « Car les dons et l'appel de Dieu sont sans repentance » (Rm 11, 29). Le fait que les juifs ont part au salut de Dieu est théologiquement incontestable, mais comment cela est-il possible sans confesser le Christ explicitement ? C’est et cela demeure un mystère insondable de Dieu. Ce n'est donc pas par hasard si les réflexions sotériologiques de Paul (cf. Romains 9-11), sur le rachat irrévocable d'Israël dans le contexte du mystère du Christ, culminent dans une doxologie mystérieuse : « O abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! Que ses décrets sont insondables et ses voies impénétrables ! » (Rm 11, 33). Ce n’est pas non plus un hasard si, dans la deuxième partie de son livre sur « Jésus de Nazareth », le pape Benoît XVI fait dire à Bernard de Clairvaux, en référence au problème auquel nous sommes confrontés, que pour les juifs « un point déterminé dans le temps a été fixé, qui ne peut pas être anticipé » [19].

Cette complexité est également attestée par la reformulation de la prière du Vendredi saint pour les juifs dans la forme extraordinaire du rite romain, publiée en février 2008. Bien que la nouvelle prière du Vendredi saint confesse, sous la forme d'une supplication à Dieu, l'universalité du salut en Jésus-Christ dans un horizon eschatologique (« la plénitude des nations étant entrée dans ton Eglise») [20], elle a été vigoureusement critiquée par des juifs - et bien sûr aussi par des chrétiens – et interprétée à tort comme un appel à la mission explicite en direction des juifs [21]. Il est facile de comprendre que l’expression « mission en direction des juifs » est une question très délicate et sensible pour les juifs, car, pour eux, il s'agit de l'existence même d'Israël. D'un autre côté cependant, cette question se révèle aussi être difficile pour nous, chrétiens, parce que, pour nous, la signification salvifique universelle de Jésus-Christ, et par conséquent la mission universelle de l'église, sont d'une importance fondamentale. L'Eglise chrétienne est naturellement obligée de percevoir sa tâche d'évangélisation des juifs, qui croient dans le Dieu unique, différemment de celle des nations. En termes concrets, cela signifie que - contrairement à plusieurs mouvements fondamentalistes et évangéliques - L'Eglise catholique ne mène ni ne soutient aucune mission institutionnelle spécifiquement orientée vers les juifs. Dans son examen détaillé de la question d’une mission envers les juifs, le cardinal Karl Lehmann a discerné à juste titre qu’après une étude plus approfondie, on ne trouve « pour ainsi dire pas de mission institutionnelle envers les juifs dans l'histoire de la mission catholique ». "Nous avons notre part de responsabilité dans d'autres formes d'attitudes inappropriées envers les juifs et, par conséquent nous n’avons pas le droit de nous élever au-dessus des autres. Mais en ce qui concerne une ‘mission’ spécifique et exclusive ‘en direction des juifs’, il ne doit y avoir ni fausse consternation ni auto-accusation injustifiée à cet égard [22]. Le rejet de principe d'une mission institutionnelle en direction des juifs n’exclut pas, par ailleurs que les chrétiens témoignent auprès de ceux-ci de leur foi en Jésus-Christ, mais ils devraient le faire modestement et humblement, compte tenu en particulier de la grande tragédie de la Shoah.

7. Perspectives

Dans le cadre de cette conférence, il n'est bien évidemment pas possible de plonger plus profondément dans ces questions théologiques ouvertes. Un effort plus grand encore dans la réflexion théologique est nécessaire ; c’est ce qu’affirme également le projet publié en 2011, « Jésus-Christ et le peuple juif aujourd'hui », une initiative de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec les juifs, lancée de manière informelle par un groupe international de théologiens chrétiens, à laquelle des experts et des amis juifs ont été invités individuellement à participer en tant qu'observateurs critiques [23]. Peu importent les résultats de cette tentative d'examiner de nouveau la question spécifique de savoir comment concilier la confession chrétienne de la signification sotériologique universelle de Jésus-Christ avec la conviction de foi également chrétienne que Dieu maintient fermement son alliance avec Israël avec une fidélité historico-sotériologique ; le cardinal Walter Kasper indique avec réalisme dans sa préface que même cette discussion n'est pas du tout encore parvenue à une conclusion : « Nous ne sommes qu’au seuil d'un nouveau commencement. Beaucoup de questions exégétiques, historiques et systématiques sont encore ouvertes et il y aura sans doute toujours de telles questions ».

Le dialogue judéo-catholique ne sera donc jamais inactif, en particulier au niveau universitaire, d’autant plus que cette nouvelle voie historique concernant la relation entre juifs et chrétiens, tracée par le Concile Vatican II, est naturellement sans cesse mise à l'épreuve. D'une part, le fléau de l'antisémitisme semble être indéracinable dans le monde d'aujourd'hui et, même dans la théologie chrétienne, marcionisme et antijudaïsme séculaires reviennent sans cesse avec force, et cela non seulement du côté des traditionalistes, mais aussi parmi les tendances libérales de la théologie actuelle. Compte tenu de ces évolutions, l'Église catholique est contrainte de dénoncer l'antijudaïsme et le marcionisme comme une trahison de sa propre foi chrétienne, et de rappeler que la fraternité spirituelle entre les juifs et les chrétiens a son solide et éternel fondement dans l'Ecriture Sainte. D'autre part, il faut continuer d’accorder l’attention requise par le Concile Vatican II pour favoriser la compréhension mutuelle et le respect entre juifs et chrétiens. C'est la condition sine qua non pour garantir que l’éloignement dangereux entre chrétiens et juifs ne se reproduira pas mais pour qu'ils demeurent, au contraire, conscients de leur parenté spirituelle. Nous serons donc reconnaissants pour toutes les contributions apportées ici en vue d’élargir le dialogue avec le judaïsme sur le fondement de "Nostra Aetate" et d’arriver à une meilleure compréhension entre les juifs et les chrétiens afin que juifs et chrétiens, comme l'unique peuple de Dieu, témoignent de la paix et de la réconciliation dans le monde non réconcilié d'aujourd'hui et qu’ils puissent être ainsi une bénédiction non seulement les uns pour les autres, mais aussi ensemble pour l'humanité.

[1] Dei Verbum, N° 12.

[2] Nostra Aetate, N° 4.

[3] Jean-Paul II, Allocution dans la synagogue lors de la rencontre avec la communauté juive de la ville de Rome le 13 avril 1986 : « Nous remercions le Seigneur pour la fraternité retrouvée et pour la profonde entente entre l’Eglise et le judaïsme ».

[4] Cf. A. Cardinal Bea, Die Kirche und das jüdische Volk (Freiburg i. Br. 1966), esp. 21-25: Hinweise zur Geschichte und Entwicklung des Konzilsdokuments.

[5] Cf. “Fratelli Prediletti. Chiesa e Popolo ebraico. Documenti e fatti: 1965-2005”, sous la direction de P. F. Fumagalli (Milan 2005). Et aussi : P. A. Cunningham, N. J. Hofmann et J. Sievers (Ed.), “The Catholic Church and the Jewish People. Recent Reflections from Rome” (New York 2007).

[6] E. Przywara, “Römische Katholizität – All-christliche ökumenizität”, in: J.B. Mets et al. (Ed.), “Gott in Welt. Festgabe für K. Rahner” (Fribourg i. Br. 1964) 524-528, cit. 526.

[7] Publié en français dans : AAS 67 (1975) 73-79.

[8] La Documentation catholique 76 (1985) 733-738.

[9] N° 25. (VI, 1).

[10] Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens (Ed.), Service d’information 97 I-II (1998) 18-22.

[11] Cardinal Walter Kasper, Zwei Hinweise zu einer Theologie des Volkes Gottes, in : Pontificia Università Lateranese (Ed.), Festliche Eröffnung des Lehrstuhls für die Theologie des Volkes Gottes (Urfeld 2009) 17-20, cit. 20.

[12] J. Cardinal Ratzinger, “Die Vielfalt der Religionen und der eine Bund” (Urfeld 1998).

[13] Préface de la nouvelle édition de J. Ratzinger, « Le Peuple et la maison de Dieu dans la doctrine ecclésiale de saint Augustin », (St Ottilien 1992) XI-XX, cit. XV

[14] Cf. J. Ratzinger – Benoît XVI, « Jésus de Nazareth. La semaine sainte : De l’entrée dans Jérusalem à la résurrection » (…), en particulier … : « le procès de Jésus ».

[15] J. Cardinal Ratzinger, « Jesus von Nazareth, Israel und die Christen. Die Beziehung und ihr Auftrag nach dem Katechismus der katholischen Kirche von 1992“, in „Evangelium – Katechese – Katechismus. Streiflichter auf den Katechismus der katholischen Kirche“ (Munich 1995) 63–85, cit. 81.

[16] Benoît XVI, “Nessuno neghi o dimentichi la Shoah. Visita al Memoriale di Yad Vashem, 11 maggio 2009”, in : Enseignements de Benoît XVI, V, 1 2009 (Cité du Vatican 2010) 787-789, cit. 787.

[18] Jean-Paul II, « La richesse de l’héritage commun nous ouvre au dialogue et à la collaboration. Rencontre avec les représentants de la communauté juive à Mayence, le 17 novembre 1980 », in : Enseignements de Jean-Paul II, III, 2 1980 (Cité du Vatican 1980) 1272-1276, cit. 1274.

[19] Cf. L’étude différenciée de T. Söding : « Erwählung – Verstockung – Errettung. Zur Dialektik der paulinischen Israeltheologie in Röm 9-11 », in : Communio. Internationale katholische Zeitschrift 39 (2010) 382-417.

[20] J. Ratzinger-Benoît XVI, « Jésus de Nazareth, la Semaine Sainte : De l’entrée à Jérusalem à la résurrection » (éd. Du Rocher, 2011).

[21] Le pape Benoît XVI a expliqué qu’il avait modifié la prière du Vendredi saint de manière à « exprimer notre foi que le Christ est le Sauveur pour tous, qu’il n’y a pas deux voies de salut, de sorte que le Christ est aussi le rédempteur des Juifs, et pas seulement des Gentils. Mais la nouvelle formulation oriente la prière d’une demande directe pour la conversion des juifs, dans un sens missionnaire, à une requête pour que le Seigneur hâte l’heure de l’histoire où nous pourrons être tous unis ». Benoît XVI, « Lumière du monde. Le pape, l’Eglise et les signes des temps. Conversation avec Peter Seewald », (éd. Bayard, 2011).

[22] Vgl. W. Homolka / E. Zenger (Hrsg.), … « Damit sie Jesus Christus erkennen. Die neue Karfreitagsfürbitte für di Juden » (Freiburg i. Br. 2008).

[23] K. Cardinal Lehmann, „Judenmission“. Hermeneutische und theologische Überlegungen zu einer Problemanzeige im jüdisch–christlichen Gespräch, in: H. Frankemölle / J. Wohlmuth (Eds.), Das Heil der Anderen. Problemfeld „Judenmission“ (Freiburg i. Br. 2010) 142–167, cit. 165.

[24] P.A. Cunningham, J. Sievers, M. C. Boys, H. H. Hendrix & J. Svartvik ed., “Christ Jesus and the Jewish People Today. New Explorations of Theological Interrelationships” (Cambridge 2011).

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