Cardinal Lustiger sur les communautés hébréophones


En 2002, le Cardinal Lustiger publia un livre dont la plus grande partie reprenait les paroles d'une retraite donnée en 1979 aux moniales de l'abbaye du Bec-Hellouin, abbaye dont trois frères venaient d'être envoyés (en 1976) pour fonder la communauté bénédictine d'Abu Gosh en Israël. Le livre, La Promesse, fut publié par la suite en d'autres langues, et comprend plusieurs pages sur la communauté catholique hébréophone en Israël. Lustiger, mort en 2007, était un grand ami de nos communautés; nous publions ici ses réflexions.

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La Promesse
(ch. 11, Examen de conscience : Des Nations face à Israël, 168-172)

Je dois, ici, vous confier une prière que j'ose à peine exprimer à haute voix, tant elle paraît audacieuse.

Souvenez-vous de ce que je vous ai dit au début de ces entretiens au sujet de la première Église, l'Église-mère, l'Église de Jérusalem. Le récit de sa disparition est une page cruelle et éclairante de l'histoire de l'Église. Celle-ci pour demeurer « catholique » au sens originel, c'est-à-dire « selon la totalité », reconnaît dans l'unité d'une même grâce l'Ecclesia ex circumcisione, l'Église née de la circoncision, et l'Ecclesia ex gentibus, l'Église née des nations païennes. L'Église est « des juifs » et « des païens » ; les uns et les autres sont appelés « chrétiens » par les gens d'Antioche.

Jacques, le frère - entendez le cousin (1) - du Seigneur, est le premier « évêque » de cette Église de Jérusalem. Elle n'était composée que de juifs disciples de Jésus. Inutile ici de vous remettre en mémoire les premiers chapitres des Actes des Apôtres. Cette Église, au secours de laquelle Paul a mobilisé la générosité de toutes les nouvelles églises composées tantôt de juifs et de païens, tantôt majoritairement de païens, a été éliminée au cours de l'histoire par les Byzantins puis par l'islam.

C'est un drame dont les conséquences touchent encore aujourd'hui les Églises d'Orient. Byzance a imposé sa langue, le grec, et sa liturgie aux communautés chrétiennes des pays de tradition sémitique, surtout après le Concile de Chalcédoine (2). Les communautés, catholiques ou non, des patriarcats d'Antioche et d'Alexandrie n'ont pu survivre qu'au prix de leur résistance et souvent de leur isolement. La tradition chaldéenne a gardé l'araméen comme langue liturgique. Mais tout cela n'a plus grand'chose à voir, aujourd'hui, avec la réalité du peuple juif.

Et pourtant l'histoire contemporaine met sous nos yeux un autre événement paradoxal: la renaissance de l'État d'Israël. Tel qu'il se présente, il est dans son inspiration politique issu de l'Occident sécularisé et de sa culture. Il introduit au Proche-Orient - même si cela est encore l'objet de vigoureux débats internes - l'idée d'un État « laïc » qui accorde à tous les citoyens les mêmes droits, quelle que soit leur religion. Le paradoxe, c'est que le peuple d'Israël, tout en se revendiquant comme tel, entend faire son entrée parmi les autres nations, sur le modèle occidental en voie d'universalisation. Dans cette situation, une « Église », une Ecclesia ex circumcisione, ainsi que la désigne une mosaïque à Sainte-Sabine à Rome, devient à nouveau pensable.

Vous le savez mieux que quiconque, puisque Dom Grammont (3) a décidé de rouvrir à la prière le vénérable monastère d'Abu-Gosh (4) en Israël. Il y a envoyé trois moines, dont le frère Jean-Baptiste. Vous le soutenez par votre prière, dans l'espoir de pouvoir, vous aussi, fonder à côté d'eux une nouvelle communauté monastique (5).

Cette Ecclesia ex circumcisione qui a évangélisé l'Ecclesia ex gentibus a été tirée de son très long sommeil par un premier geste du pape Pie XII. Le cardinal Tisserand, préfet de la Congrégation pour les Églises orientales, avait encouragé la création d'une association destinée à un tel réveil, l'« Œuvre Saint-Jacques l'Apôtre » dès 1954, sous l'égide du patriarche latin de Jérusalem, Mgr Albert Gori. La première messe ad experimentum en hébreu selon le rite syriaque a été célébrée en 1956 à Haïfa. Enfin, le pape Pie XII a accordé au cardinal Tisserand l'usage de l'hébreu dans le rite latin pour ce que nous appelons aujourd'hui la liturgie de la Parole, puis à partir du Notre-Père ; ceci en 1957, bien avant la réforme liturgique de Vatican II.

Tout cela, j'ai commencé à le découvrir en 1951, encore séminariste, quand, pour la première fois je suis venu en pèlerinage en Terre Sainte, grâce au Père Jean-Roger Henné (6), un assomptionniste qui a voué sa vie à cette communauté hébréophone. Il m'a fait promettre que, lorsque je serai ordonné, je le rejoindrai pour me mettre, comme prêtre, au service de ce petit, très petit troupeau. Je n'ai pu, jusqu'à présent, tenir ma parole.

Presque chaque année, depuis 1951 jusqu'à ma nomination de curé, j'ai fait, avec des étudiants, le pèlerinage aux lieux saints. J'ai suivi la croissance et les épreuves de cette pauvre communauté, fragile, blessée. Ceux qui la constituent - quelle que soit leur origine - subissent aujourd'hui toutes les contradictions : celles que n'a cessé de supporter le peuple juif, celles qu'ont éprouvées au cours des siècles les chrétiens en ce pays si complexe. Parmi eux l'on trouve une majorité de personnes consacrées - prêtres, religieuses ou laïcs. Tout se passe comme si Dieu ne voulait rassembler dans cet étrange petit troupeau que des êtres appelés au plus haut témoignage de la charité et de la persévérance, des êtres voués à la sainteté. Et pourtant, que de faiblesses, que de pauvretés, que de blessures, que de tensions...

J'ai eu la grâce, il y a un peu plus d'un an et demi, de visiter vos frères du Bec Hellouin dans leur fondation d'Abu-Gosh. Ils étaient à eux trois un signe de paix au milieu d'une communauté hébréophone douloureuse, divisée, vivant en elle-même son rejet par la plupart des communautés locales. J'ai eu le sentiment, en priant et en partageant avec eux mes impressions recueillies pendant ce séjour d'un mois en Terre Sainte, qu'ils étaient une promesse pour l'avenir de cette Église ex circumcisione. Que sera cet avenir ? Dieu le sait. Mais après tout, cette communauté hébréophone dans sa condition cachée et humiliée, donne peut-être parmi les chrétiens issus de la gentilité, le signe du Serviteur défiguré et de l'Agneau.

Et pourtant, cette communauté, si l'Église lui accordait une existence propre, pourrait remplir, associée aux communautés chrétiennes arabes, la mission confiée par Jésus à ses disciples. Entre le judaïsme et l'islam, entre la culture arabe et la culture occidentale, entre les revendications politiques contradictoires, à qui d'autre reviendrait-il de vivre cette Béatitude (7) : « Heureux les artisans de paix, ils seront appelés fils de Dieu » ? Le Christ, Fils de Dieu, « a fait la paix par le sang de sa croix», nous dit saint Paul (8). C'est le témoignage que le Proche-Orient déchiré attend des chrétiens.

J'ai eu durant ce voyage le sentiment que quelque chose était en train de changer dans la manière dont cette communauté hébréophone était acceptée et par des Israéliens juifs et par des communautés chrétiennes établies. Je la confie à votre prière. Car, si Dieu permettait qu'elle retrouve son identité au sein de l'Église, ce serait pour la foi de tous une grâce inestimable ; elle serait le signe et le garant de la fidélité de Dieu à sa Promesse. Elle enracinerait en profondeur la mission des chrétiens dans l'histoire du salut, comme le rappelle vigoureusement le Concile Vatican II.

Notes
1. Cf. Galates 1, 19.
2. Convoqué par l'empereur Marcien, un concile se tint à Chalcédoine en 451. Le 21 mars 453, le pape Léon donna son approbation aux décisions concernant la foi au Christ mais ne reconnut pas les privilèges accordés à Byzance. Par ce concile, au cours duquel se manifesta la mainmise de Byzance sur les Églises d'Orient, notons que l'Église d'Alexandrie et l'Église syriaque se séparèrent en grande partie de Rome. L'Écriture atteste le lien entre ces Églises et l'Église de Jérusalem (cf. Actes des Apôtres, 2, 10 ; 6, 9 ; 18, 24-28 pour Alexandrie ; cf. Actes des Apôtres 11, 19-26 ; Galates 2, 11 pour Antioche). La présence d'une importante communauté juive tant à Alexandrie qu'à Édesse (au nord d'Antioche, dans la Syrie non hellénisée) explique sans doute la rapidité de l'expansion du christianisme. L'hellénisation de ces communautés chrétiennes commença dès le troisième siècle. Les conciles d'Éphèse (431) et de Chalcédoine ont engendré des séparations profondes et tragiquement affaibli ces Églises d'Orient. En février 1988, une formule christologique commune a été approuvée par l'Église catholique et l'Église copte orthodoxe. En juin 1984, une déclaration christologique et pastorale commune a été signée entre l'Église catholique et l'Église syrienne orthodoxe. La réconciliation dogmatique entre l'Église catholique et l'Église assyrienne d'Orient eut lieu le 11 novembre 1994 par une déclaration christologique commune.
3. Né le 20 février 1911 à Troyes, il fait profession monastique au Mesnil Saint-Loup (Aube) le 29 septembre 1929. Il est élu prieur de la communauté en 1939 et fonde une maison d'étude à Cormeilles-en Parisis auprès des moniales-oblates de Sainte Françoise-Romaine. Après la guerre, les moines et les moniales redonnent vie à l'abbaye du Bec-Hellouin désaffectée depuis la Révolution française. Dom Paul Grammont en devient le Père Abbé (1948). En 1976, les frères et les sœurs du Bec s'implantent en Israël (monastère d'Abu-Gosh) et rétablissent la vie monastique au Mesnil Saint-Loup. Au mois de février 1986, atteignant l'âge de 75 ans, Dom Paul Gramont remet sa charge d'abbé. Il meurt le 30 juillet 1989 et repose dans le chœur de l'église abbatiale du Bec.
4. Au XIème siècle, les croisés s'installèrent dans le village d'Abu-Gosh, appelé à partir de ce moment-là Emmaüs. Ils y construisirent une église (Sainte Marie de la Résurrection) en mémoire de la rencontre du Ressuscité avec les pèlerins d'Emmaüs (cf. Luc 24). Le domaine d'Abu-Gosh est devenu propriété de l'État français en 1873. En 1899, des bénédictins de la Pierre-qui-Vire vinrent y prier mais n'y restèrent pas. En 1976, trois moines bénédictins de la Congrégation des Olivétains viennent du Bec-Hellouin et s'y installent.
5. Le monastère fut érigé en abbaye et le père Jean-Baptiste Gourion en fut le premier père abbé depuis le 11 juillet 1999. Le Patriarche de Jérusalem lui confia la charge de veiller sur les communautés catholiques hébréophones en Israël, et le 9 novembre 2003 il en fut ordonné l'évêque. Il mourut le 23 juin 2005, et le P. Pierbattista Pizzaballa, o.f.m., lui succéda comme pasteur du « petit troupeau », avec les pouvoirs épiscopaux donnés par le Pape.
6. Le Père Jean-Roger Henné est mort le 3 septembre 1979.
7. Cf. Matthieu 5, 9.
8. Cf. Éphésiens 2, 13-17.

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